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Adeline Fleury, Le ciel en sa fureur, Éditions de l’Observatoire, 03/01/2024, 1 vol. (201 p.), 20€.

Avec Le ciel en sa fureur, publié en janvier aux éditions de l’Observatoire, Adeline Fleury signe un roman remarquable, presque inclassable, une expérience sensorielle et émotionnelle d’une rare intensité. Dans un style brut, sincère, beau, saupoudré de poésie et de merveilleux, Adeline Fleury plonge le lecteur dans les secrets d’un village normand niché entre terre et mer, balayé par les vents et les embruns, coincé dans ses croyances et ses superstitions. Il y a, dans cette terre marécageuse et menaçante peuplée de fées, de “goubelins” et de fantômes du passé, plusieurs types d’habitants. Ceux du village, d’abord, taiseux, méfiants, peu loquaces, enracinés dans leurs secrets, attachés à leurs contes et leurs légendes fantasmagoriques. Ceux du lotissement, ensuite, formés dans le même moule, qui bossent à la ville et ne se mêlent pas aux autochtones. Et les autres, ceux qui débarquent. Qui ne sont ni du cru ni du lotissement et qui cherchent une place dans cette bourgade à la fois hostile et terriblement attrayante.

Cette terre étrange est parcourue d'ondes étranges, d'énergies contradictoires qui fragilisent les nouveaux arrivants, les secouent, font vaciller leur rationalité.

Quand les éléments se déchaînent sur un village normand

Le roman s’ouvre sur une spectaculaire averse de batraciens s’abattant sur la bourgade, sous les regards médusés de ceux du lotissement. Cette scène, d’une étrangeté biblique, est annonciatrice des événements plus sinistres qui ponctueront le récit. Dès les premières lignes, Adeline Fleury parvient à entraîner son lecteur dans un univers fantastique où les éléments naturels se conjuguent avec la magie sombre. L’atmosphère, tantôt mystique, tantôt oppressante, que dépeint l’auteure captive le lecteur, qui vagabonde avec délectation entre la Lande des Morts, le ruisseau aux Rats ou la fontaine aux Fées. Adeline Fleury construit ainsi avec talent un paysage aussi étrange que fascinant, où la frontière entre le réel et le surnaturel devient poreuse, réveillant des peurs que l’on croyait enfouies dans les vieux souvenirs de l’enfance.  

On préfère croire aux fantômes et aux fées maléfiques pour expliquer certaines morts brutales plutôt qu'au désespoir des vivants. Les histoires de fées, ça permet d'enrober de merveilleux les vérités que l'on ne veut pas affronter.

Fêtets, varous et goubelins : le fantastique s'invite dans l'intrigue

C’est dans ce décor sombre et mystérieux que se déroule l’intrigue du roman : des animaux sont retrouvés mutilés et ce ne peut être que l’œuvre d’un homme ou du “varou”, ce démon qui “s’empare des corps des géants pour commettre des atrocités“. Deux ex-citadines fraîchement arrivées au village, la Grande Stéphane, maréchale-ferrante, et Julia, vétérinaire, vont mener l’enquête pour démasquer celui qui se cache derrière ces abominations. “Quoi qu’il arrive elles sont liées, quoi qu’il arrive elles restent ensemble. Elles ignorent ce qui se trame (…) dans ce village où tout leur est hostile, de plus en plus hostile”. Leurs recherches vont éprouver leur rationalité, les confrontant aux fêtets – ces enfants-fées douées d’une extraordinaire sensibilité –, au varou, qui “incarne la monstruosité derrière le masque fragile de l’humanité”, ou aux goubelins. “Dans le coin, on croit encore aux fées, aux gobelins, ici appelées goubelins, aux lutins malicieux”. Le lecteur navigue en permanence entre le tangible et l’insaisissable, le réaliste et le fantastique, le rationnel et l’irrationnel, conférant à la narration un lyrisme mystique d’une richesse inouïe.

Secrets, blessures et non-dits : la force des protagonistes

Outre la qualité de la plume et de la narration, l’autre force du roman réside dans la profondeur et l’humanité de ses personnages. Ils traînent avec eux leur vécu, leurs fantômes, leurs secrets, leurs blessures, les rendant aussi captivants que complexes. Avec sensibilité, Adeline Fleury explore leurs vulnérabilités, leur intimité et construit autour d’eux un récit sophistiqué dans lequel chacun joue un rôle bien déterminé. Le lecteur s’attache à la Vielle, à la Grande Stéphane, à Julia, aux jumeaux Bellay mais aussi – et surtout sans doute – à ce gosse bizarre qui rôde près des carcasses d’animaux mutilés (“Le gosse se sent proche des orvets, parce que, comme eux, il provoque la gêne et la répulsion – pourtant, comme eux, il est parfaitement inoffensif”), au P’tit Jojo évidemment et même à la fillette du pavillon 13. Autant de personnages singuliers de tous âges, tous horizons, au travers desquels sont explorés les fractures entre citadins et ruraux, les clivages générationnels ou les frontières entre l’intelligible et l’inintelligible. “Les superstitions entourant les fantômes sont bien plus commodes à se représenter que la réalité de la finitude et de sa pourriture”. Le roman se trouve ainsi doublé d’une profonde dimension sociale et psychologique, sondant avec justesse les tréfonds de l’âme humaine.

Quand l'irrationnel masque l'indicible

Le ciel en sa fureur s’impose comme l’un des plus beaux romans de ce début d’année. Un ouvrage où le mystère se mêle à la réalité crue, où l’irrationnel s’impose comme un allié commode pour masquer l’indicible. “Ceux des villes peineront à comprendre, ils auront beau s’enticher de cette campagne, la terre leur balancera son hostilité et sa sauvagerie à la gueule”. Dans un style singulier et une plume des plus alertes, Adeline Fleury dénonce le poids de certaines traditions, dans lesquelles on peut se réfugier pour fuir la réalité crue, explore les maux que provoquent les non-dits, les secrets, les vérités qu’il convient de taire à tout jamais et invite, ce faisant, le lecteur à aller au-delà des apparences. C’est aussi en filigrane le thème du pardon, de la capacité à reconnaître ses torts, ses péchés, qui est abordé dans ce roman d’une intelligente subtilité. Le Ciel avec un grand “C” s’impose comme le Tout-Puissant qui, dans sa fureur, punit les êtres humains de leur bassesse, leur pleutrerie. Il condamne ceux qui préfèrent se terrer dans le silence, la honte du secret, les légendes, les enfants-fées, les varous ou les goubelins, pour fuir leurs responsabilités.

Le silence dans le bourg est lourd, les habitants ruminent leurs secrets indicibles derrière l'humidité des murs. Quelques herbes folles soulèvent les pavés de la place du village marquée du sceau de la honte et de la désolation.

Le ciel, en sa fureur, leur rappellera la honte des non-dits. La nature les jugera.

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Chroniqueur : Florian Benoit

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