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Caroline Husquin et Robinson Baudry, Les Chauves, Armand Colin, 25/04/25, 208 pages, 22,90€

Dans le théâtre silencieux de nos apparences, où chaque attribut physique est un signe, le crâne dégarni demeure un acteur à la présence singulière. Tantôt auréolé de la puissance virile d’un acteur hollywoodien, tantôt affublé du stigmate discret de l’âge ou de la maladie, il captive et interroge. Mais que dit-il de nous, au-delà de la biologie ? Et si cette surface, que l’on s’évertue à garnir, à cacher ou à polir, était le parchemin sur lequel s’inscrivent les codes, les angoisses et les aspirations d’une civilisation tout entière ? C’est à cette vertigineuse archéologie de l’épiderme que nous convient Robinson Baudry et Caroline Husquin dans Les Chauves. Histoire d’un préjugé dans la Rome antique, un essai qui magnifie un détail en apparence trivial pour en faire une clé de lecture magistrale de l’imaginaire romain.

L’ouvrage déploie, avec une finesse d’orfèvre, une cartographie des significations capillaires, ressuscitant un monde où la moindre mèche, ou son absence, pesait de tout son poids social et politique. Les auteurs articulent une enquête au souffle ample, qui explore les soubassements d’un préjugé aussi tenace que paradoxal. Car le chauve, à Rome, est une figure d’une ambiguïté fascinante. Il est le sage chenu dont le front lisse témoigne d’une vie d’expérience, mais aussi le débauché dont la perte de cheveux trahit l’intempérance sexuelle. Il incarne l’autorité du pater familias vieillissant autant que la faiblesse efféminée moquée dans les satires. Robinson Baudry et Caroline Husquin déconstruisent cette image flottante, montrant comment chaque contexte – judiciaire, politique, religieux, médical – insuffle au crâne nu une signification nouvelle, érigeant la calvitie en un langage corporel d’une richesse insoupçonnée.

Leur prose, à la fois rigoureuse et évocatrice, convoque une constellation de sources qui dessinent, en creux, la silhouette du Romain et de son rapport au corps. Des traités médicaux qui théorisent la chute du poil comme une « défeuillaison » liée à la chaleur des humeurs, aux invectives politiques qui transforment un crâne dégarni en arme de discréditation massive, l’essai nous plonge au cœur d’une société obsédée par la conformité physique. On découvre ainsi, stupéfait, la vulnérabilité d’un Jules César, raillé par ses propres soldats pour son “adultère chauve”, dissimulant sous une couronne de laurier la brèche que le temps avait ouverte dans son image d’imperator. On frémit devant le sort de la femme romaine, dont la calvitie, perçue comme une aberration contre-nature, la condamnait à une invisibilité sociale radicale, la privant de sa vertu première : la séduction et la fécondité.

L’un des apports majeurs de l’ouvrage réside dans sa capacité à éclairer les mécanismes par lesquels une caractéristique physique devient un stigmate. Les auteurs explorent avec une acuité remarquable les usages sociaux et rhétoriques de la calvitie : instrument de ridicule sur la scène du mime, où le stupidus est traditionnellement chauve ; marque infamante infligée à l’esclave fugitif pour le priver de son humanité ; ou encore signe de piété paradoxale chez les dévots d’Isis, dont le crâne rasé les marginalisait tout en les consacrant. Cette histoire du préjugé devient alors une puissante méditation sur l’altérité, sur la manière dont une société se construit en désignant ses marges, en inscrivant sur les corps les frontières invisibles de la norme.

En densifiant leur analyse des discours savants et des représentations populaires, Robinson Baudry et Caroline Husquin ressuscitent toute une culture du corps. Ils montrent que le chauve, loin d’être une simple figure anecdotique, agit comme un révélateur des tensions qui traversent la société romaine : entre la jeunesse et la vieillesse, la virilité et l’efféminement, le citoyen et le barbare, le sacré et le profane. Les Chauves se transforme ainsi en un miroir tendu à notre propre époque, qui interroge nos propres angoisses face au vieillissement, nos codes esthétiques et les stratégies que nous déployons pour négocier avec l’image que nous renvoyons. L’écho est troublant, car si les remèdes fantaisistes de Pline l’Ancien prêtent à sourire, ils témoignent d’une quête identitaire étonnamment familière.

Au terme de ce voyage au pays chauve, le lecteur se surprend à regarder différemment cette simple calvitie. Par la grâce de cet essai lumineux, la surface lisse et silencieuse d’un crâne se mue en un palimpseste foisonnant, un théâtre d’ombres où se jouent les drames intimes et collectifs de la condition humaine. Robinson Baudry et Caroline Husquin nous offrent une leçon d’histoire et de regard : ils nous apprennent à lire entre les cheveux et, surtout, là où il n’y en a plus, pour y déceler la fascinante fragilité des civilisations.

Image de Chroniqueur : Maxime Chevalier

Chroniqueur : Maxime Chevalier

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