François Herbaux, Pythéas – Explorateur du Grand Nord, Les Belles Lettres, 12/01/2024, 1 vol. (246 p.), 17,90€
Il peut étonner, dans une époque où il semble ne plus y avoir de territoire à explorer, du moins sur la Terre, de s’intéresser à un explorateur ; certes géographe, astronome, donc scientifique mais d’abord explorateur. C’est que la géographie a toujours eu et a toujours à voir avec l’exploration. Et il y a peut-être des inspirations à retrouver chez les lointains ancêtres des géographes contemporains, dont notamment Pythéas qui n’évoque plus que le nom d’un Grec aux plus cultivés. Mais qui se souvient que Pythéas est un… « Marseillais » ? Certes Grec, mais Marseillais. Et il démontre, malgré le trop peu que l’on sait de lui et de sa vie, que cette Méditerranée grecque était décidément ouverte sur le monde, qu’elle désirait le connaître jusque dans ses confins, y compris glacés.
Illuminer le passé avec peu de documents
L’entreprise de François Herbaux est remarquable : s’attaquer à éclairer la vie et la contribution d’un homme du IVe siècle avant l’ère commune (e.c.) en disposant de si peu de documentation, c’est courage ou folie. Nous verrons que c’est bien du courage et que la relative vacuité d’une documentation ne doit pas toujours se traduire par le renoncement. D’autant que le présent ouvrage est aussi l’occasion d’offrir au public francophone la publication de la traduction intégrale des fragments de textes liés ou se référant à Pythéas. D’Hipparque de Nicée au IIe siècle avant l’e.c. à Cosmas Indicopleustès au VI siècle de l’e.c. en passant par Strabon au tout début de l’e.c., tous les fragments à ce jour identifiés sont publiés. Ils ont été traduits par les soins de Christian Boudignon (Université Aix Marseille), signant là l’esprit de coopération de l’auteur.
En effet, ce qui caractérise d’abord cet ouvrage de François Herbaux, c’est d’abord la qualité de l’examen critique que l’on aimerait trouver dans tous les textes scientifiques ou de vulgarisation. L’auteur ne laisse aucune source, aucune hypothèse, aucun point de vue de côté et s’efforce d’en présenter une vision ordonnée tout en acceptant le risque de les discuter et de réfuter ce qui lui semble devoir l’être, arguments à l’appui. Tout ce travail est lié à une véritable enquête comme en témoignent les notes de bas de page mentionnant les nombreux entretiens de l’auteur avec des spécialistes, par-delà l’abondante bibliographie mobilisée. De cela on trouvera une trace claire page 141 sqq. La diversité des sources mobilisées est également remarquable (voir p. 147 sqq). Ainsi, l’auteur va chercher la répartition géographique des populations d’abeilles pour interpréter le fragment mentionnant… le miel parmi les nourritures d’une population rencontrée par Pythéas. Cela lui permet de prendre les 63° N comme limite entre les deux types de populations qu’auraient rencontré Pythéas et qu’un fragment de Strabon (Géographie, IV, 5, 5 pour l’indication du miel) mentionne.
Les explorateurs de l’Antiquité : précurseurs oubliés des grandes découvertes
L’analyse du « dossier Pythéas » nous rappelle aussi combien, dans l’Antiquité et en fait très tardivement dans l’histoire humaine, les savoirs et les champs de la connaissance n’étaient nullement séparés. La plupart du temps plusieurs coexistaient dans la même personne. Ainsi de Pythéas, à travers lequel nous vérifions à nouveau combien astronomie (plus précisément la cosmographie) et géographie étaient étroitement liées dans l’Antiquité. C’est somme toute assez compréhensible puisque le principal défi des savants de l’Antiquité était de localiser, ceci pour situer des villes, des peuples, des climats, des phénomènes biophysiques, etc. Or localiser suppose la mise au point d’une cosmographie suffisamment élaborée du point de vue géométrique et arithmétique pour permettre de calculer des latitudes, des longitudes et des distances terrestres. C’est particulièrement patent dans les fragments traduits que nous offre Christian Boudignon et sur lesquels s’appuie étroitement François Herbaux tout au long de son… exploration. D’exploration, il est bien question car Pythéas peut aussi être qualifié d’océanographe, crédité d’un traité intitulé « Sur l’océan », tiré de ses pérégrinations maritimes ; crédité aussi d’avoir le premier lié les marées aux mouvements de la Lune. Ainsi la lecture de l’ouvrage de François Herbaux pourra mener le lecteur à se poser des questions telle que celle-ci : n’y a-t-il vraiment eu de « grandes découvertes » et de grands explorateurs qu’aux XVe et XVIe siècles ? Sans doute pas si l’on proportionne la comparaison à l’état des connaissances et des techniques dont les uns et les autres disposèrent à mille huit cents ans d’écart. Indiscutablement, nous pouvons reconnaître à Pythéas son voyage océanique vers le Grand Nord. En suivant l’auteur, nous reconnaîtrons aussi la motivation première comme étant celle de l’exploration scientifique (et non la recherche de nouvelles connexions commerciales visant l’étain et l’ambre. Le sujet est amplement discuté). Mais la différence, de taille, entre Pythéas et ses lointains successeurs sera leurs postérités respectives. Pythéas semble ne pas avoir été cru et Strabon l’accusera même de façon répétée de mensonge ; suprême insulte pour un savant. Quoique cette différence ne soit que partielle car il faut se rappeler qu’au XVIe siècle, la thèse de la découverte – alors en cours – d’un nouveau continent sera une bataille scientifique dans laquelle géographes et cartographes jouèrent les premiers rôles. Ainsi la Planisphère de Waldseemüller (auquel il faut sans doute associer Ringman) qui pour la première fois faisait apparaître le continent « America » sera suivi d’autres cartes qui n’en reconnaissaient pas encore l’existence. Autres temps, mais problème similaire : celui de l’acceptation des dires et des rapports de l’explorateur quand il présente une vision du monde contradictoire avec celle qui est acceptée et tenue pour vraie dans le monde d’où il vient et où il retourne.
Les tensions de l’Ancien monde : mensonges et découvertes
Et c’est peut-être là, en filigrane car ce n’est pas explicité par l’auteur, l’une des contributions les plus intéressantes de l’ouvrage, puisqu’il présente dans le détail les polémiques multiséculaires que l’œuvre et les explorations de Pythéas ont suscitées. François Herbaux examine en particulier le rôle majeur de Strabon qui est ouvertement hostile aux témoignages et aux conceptions de Pythéas, l’accusant plusieurs fois de mensonge et même d’être « le plus fieffé menteur » (Géographie, I, 4,3) ! Rien que cela. Vu l’audience de Strabon dans le champ de la géographie, un tel jugement ne pouvait être sans conséquences. Bien sûr la question des mesures (longitudes, latitudes, distances) et de leur cohérence pèse : les fragments à la traduction desquels l’ouvrage donne accès le montrent bien. Mais cela ne semble pas être l’essentiel du contentieux intellectuel entre Pythéas et son contradicteur. Le problème est plutôt la vision que Strabon avait de l’œkoumène, c’est-à-dire des conditions de l’habitabilité des espaces terrestres en fonction de ce que nous appellerions aujourd’hui leur bioclimatologie et ce que la géographie classique du XXe siècle appelait le « milieu » (chacun relira avec profit la notice « œcoumène » dans le Dictionnaire de la Géographie de Pierre George, PUF). Dans la vision de Strabon (et pas seulement de lui), la douceur et la prodigalité de la Terre sous certaines latitudes s’opposent aux régions glacées, avec un soleil « faible » (et sans doute aussi aux régions « brûlantes », mais qui ne sont évidemment pas le sujet ici). Ce que rapporte Pythéas, en indiquant une présence humaine à de si hautes latitudes a sans doute paru inconcevable à bien des milieux savants du monde gréco-romain.
Géographies en conflit : Pythéas contre Strabon
Il y a dans cette impossibilité à accepter l’apport de Pythéas quelque chose de positif : la géographie de Strabon est fondée sur la question de l’habitabilité de la Terre et sur la définition, en quelque sorte, d’un lieu de « bonne » vie, de vie agréable pour l’Humanité. Il y a peut-être quelque chose d’épicurien dans la conception de l’œkoumène chez Strabon. Mais le négatif, évidemment, c’est le poids écrasant des représentations et des présupposés dans la progression des connaissances scientifiques. De ce seul fait, Strabon se prive de Pythéas ! Peut-être que l’opposition entre les deux géographes et leurs géographies, leur incompréhension est aussi celle entre une géographie mathématique et cosmographique, d’une part, et une géographie du monde habité et habitable, d’autre part. Strabon est assez affirmatif sur les milieux habitables ou inhabitables eu égard en particulier à leur latitude (voir par exemple Géographie, I,4,4). Cela explique aussi l’importance, dans cette polémique géographique et philosophique à travers les siècles, de leurs désaccords sur les mesures du monde : ces désaccords dans les mesures ont évidemment une incidence sur le monde possiblement habité eu égard à ce que l’on croit habitable. C’est d’autant plus crucial que Strabon, incidemment, fait un lien entre habitabilité et civilisation. Mais cette polémique ne peut nous laisser indifférent, nous habitants de la Terre en ce début de XXIe siècle. En effet, nous pouvons résumer l’essentiel du questionnement de nombre de géographes antiques à cette question : quelles parties du monde sont habitables eu égard à leur bioclimatologie ? Aujourd’hui leurs successeurs, et leurs collègues des autres sciences, se posent une nouvelle question, impensable il y a deux mille ans : le monde va-t-il rester habitable eu égard au changement bioclimatique ? Mais ce sont deux questions différentes pour un même problème : un monde habitable pour l’Humanité. L’ouvrage de François Herbaux nous donne, incidemment, beaucoup à penser sur ce point si crucial pour nous tous.
L’énigme de Thulé et les limites de l’exploration humaine
Cette question de l’habitat humain, de l’habitabilité des territoires et des milieux est encore au centre d’un sujet central du « dossier Pythéas » : Thulé. De l’ouvrage, Pythéas ressort comme le découvreur de Thulé. Mais il faut une sagacité à toute épreuve de la part de l’auteur pour démêler – au mieux des connaissances actuelles – la question de la localisation de ce territoire… inhabité à l’époque de notre explorateur et habité aujourd’hui. L’hypothèse qui paraît en effet la plus vraisemblable est d’identifier Thulé à l’Islande contemporaine. Mais cette identification ne résout pas tout. Car les mythifications de Thulé et la longueur séculaire de la polémique scientifique autour de la question pose une autre question, celle du magnétisme des lieux qui nous échappent, tant dans leur accès que dans la connaissance que nous en avons : bien difficile aujourd’hui, sans tomber dans la fiction pure et simple, d’avoir de tels lieux terrestres avec lesquels se confondent les limites des connaissances humaines, tant empiriquement qu’épistémologiquement. Peut-on y voir une cause de la relance de la conquête spatiale ? Peut-être. Car elle permet de retendre ce moteur de l’action humaine qui pousse – semble-t-il depuis son origine – l’Humanité à toujours aller plus loin : par-delà ce col, cette montagne, ce fleuve, cette plaine, ce désert, cette mer, cet océan, qu’y a-t-il ? Ces questions, pour l’Humanité en tant qu’espèce vivante, n’ont plus guère de sens que dans l’espace intersidéral et non plus à la surface de notre chère planète. Alors, si Pythéas était notre contemporain, ne serait-il pas spationaute et astronome ? Peut-être cartographe de la Lune ou de Mars…
La vigilance de François Herbaux face aux mythes historiques
Cette question des mythifications et des mystifications géo-historiques apparaît à de nombreuses reprises dans l’ouvrage. L’auteur évoque toutes les instrumentalisations dont Pythéas a pu être l’objet, y compris à l’époque contemporaine. Le chapitre XI est édifiant sur le sujet et n’est pas sans évoquer bien des questions que nous avons évoquées récemment dans notre Chronique de l’ouvrage de Giusto Traina (Le Livre noir des classiques – Une histoire incorrecte de la réception de l’Antiquité, Les Belles Lettres) pour Mare Nostrum. Cela inclut la récupération d’une Thulé mythifiée par l’idéologie nazie. Mais les investigations de François Herbaux ne se sont pas arrêtées là et il propose d’intéressantes réflexions et analyses quant aux fictions, spéculations et hypothèses invérifiables dont la figure, l’histoire et l’exploration de Pythéas ont pu être l’objet. Il analyse différentes formes littéraires, y compris le roman, tel celui de François Garde qui a également fait l’objet d’une chronique de Mare Nostrum (À perte de vue la mer gelée, Paulsen, 2021).
À raison, François Herbaux met en garde contre le genre pseudo-historique. Son propos, sur ce point, est d’autant plus fondé aujourd’hui que le marché de l’hypothèse infondée est devenu spéculatif, l’escalade de bénéfices financiers étant remplacée de façon homologue par l’escalade dans l’extraordinaire et l’ « incroyable »… auquel on croit pourtant volontiers.
Cet ouvrage est, en tout état de cause, un vrai travail de géographe ! En particulier parce que l’auteur mène une enquête serrée, contradictoire, en ne s’interdisant aucune source parmi toutes celles possibles. Ses raisonnements sont clairs, suivis, étayés. Il ne manque que quelques cartes pour représenter les hypothèses principales mais aussi les étapes principales de l’enquête et des raisonnements de l’auteur. C’est un manque car cartographier des données comme des hypothèses a toujours un potentiel heuristique que la seule écriture du texte peut manquer. Une sorte de mini-atlas des données, des hypothèses des uns et des autres, de leurs réfutations même serait sans doute un atout sur la base d’une si remarquable mise au point sur le « dossier Pythéas ».
Zénon de Côme
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