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Avec des chapitres fragmentés en courtes scènes qui rappellent l’écriture de séquences cinématographiques, les allusions à la Mostra de Venise ou la villa Malaparte à Capri, où Godard tourna “Le Mépris”, ainsi que de nombreuses références au cinéma, le livre d’Éric Neuhoff semblerait s’orienter dans cette direction. L’auteur a d’ailleurs été critique au “Masque et la Plume” et essayiste. Pourtant, comme son titre, “Rentrée littéraire” l’indique, c’est d’édition qu’il s’agit, le cinéma constituant plutôt une parenthèse de vacances, ou un loisir.

Le roman se concentre sur un couple d’éditeurs, Pierre et Claire, dont la maison, “Les éditions de l’Épée”, est en faillite, au point de nécessiter un repreneur, et sur leur ami, l’écrivain Mathieu. Les personnages, très nombreux, qui gravitent autour du couple, proches, connaissances ou relations de travail sont tous désignés par leur prénom. Parfois, ils se bornent à n’être que de fugaces silhouettes. Pierre est toujours amoureux de Claire, restée belle, bien qu’elle ne fasse pas de sport et ne se soucie pas de ce qu’elle mange, alors que lui a vieilli et grossi, au point qu’il pense que ses chemises rétrécissent : “L’âge avait fait son œuvre. Ils s’étaient empâtés. Mathieu souffrait de la goutte ; Pierre avait un double menton. Ils étaient devenus deux sexagénaires grassouillets”. Le couple a deux enfants, Édouard et Victoire, et constitue un cas unique dans un milieu où tout le monde divorce. Mais Pierre, s’il s’autorise quelques flirts platoniques, ne s’imagine pas avec une autre femme que Claire. Il y aurait bien Pauline, “tellement bronzée que ses genoux en étaient presque lumineux” qui l’attire, alors que Claire la déteste, mais il ne s’autorise pas à franchir le pas.

Pierre, le protagoniste, (alter ego de l’auteur ?), apparaît comme un mélange de conservatisme et de nostalgie. Par ses conceptions éditoriales d’abord ; il ne lit pas les manuscrits envoyés par mail, refuse les réseaux sociaux et l’édition numérique, n’adresse pas de service de presse aux blogueurs, n’a pas de comité de lecture.

Des couvertures noires vernies qu’appréciaient les libraires et que certains concurrents s’étaient empressés d’imiter. Pas de théâtre ni de poésie. L’autofiction était bannie. Quelques étrangers. Aucune BD. Pierre, conseillait aux auteurs de ne pas se rendre aux émissions qu’ils ne regardaient pas. La télévision ne servait pas à grand-chose. Pour la radio, cela dépendait.

Outre ses difficultés financières, il subit les contrôles fiscaux et la pression exercée par les agents des écrivains. Une de ses pouliches l’agace particulièrement :

Un seul livre, et elle était déjà gâteuse d’elle-même. Le succès n’en avait fait qu’une bouchée. Elle avait pris un agent. En face de lui dans son bureau, elle le toisait. Elle aurait mieux fait de repenser à tous les auteurs qui s’étaient assis dans ce fauteuil. Il y avait eu des prédécesseurs illustres.

Mais au-delà de ses regrets en tant qu’éditeur et lecteur, il prend conscience que son monde a disparu. Dans cet univers en pleine évolution, ses références culturelles apparaissent obsolètes : “Daninos, Paul Guth, Jean-Louis Curtis, tous ces noms qui ne disaient plus rien à personne.” Mathieu partage cette nostalgie, en constatant qu’aux bibliothèques en bois de la librairie Gallimard, on a substitué des étagères en plastique blanc. En même temps, ce lieu lui rappelle un souvenir de jeunesse :

Dans les années quatre-vingt, Pierre et lui étaient tombés sur un président en exercice qui se piquait de littérature. Mathieu avait fait exprès de demander à la caisse “Les Deux Étendards”. L’homme d’État avait levé la tête et leur avait souri. Il ne devait pas y avoir beaucoup de jeunes gens à savoir que Lucien Rebatet était un de ses écrivains favoris. On ne risquait plus tellement de voir un chef de gouvernement dans une librairie. Maintenant, les ministres montraient leur bite sur Instagram.

En même temps, le choix de l’anecdote, (vraie ou fausse dans ce registre de fiction ?) demeure extrêmement ambigu, Lucien Rebatet, condamné à mort à la Libération, avant d’être gracié, était un auteur antisémite et nazi. S’agit-il ici d’égratigner les politiques ou les milieux littéraires ? Ou les deux ? Éric Neuhoff se garde de citer des noms et laisse planer le mystère, tandis que de vagues indices permettent au lecteur de nourrir des soupçons ou d’échafauder des hypothèses. L’historien et académicien Pascal Ory, interviewé le 5 octobre 2015 par Jean Lebrun sur France Inter, en citant une phrase attribuée à François Mitterrand : “Il y a ceux qui ont eu la chance de lire son roman Les deux étendards et les autres”, nous donne la réponse.

D’autres allusions, en revanche, beaucoup plus neutres, témoignent d’une inculture grandissante de la société. Si Victor Francen, un acteur des années 1930, apparaît certes oublié, Delphine Seyrig, par les films qu’elle a tournés et ses positions militantes, ne devrait pas susciter la même amnésie. C’est pourtant le cas : “Qui ça ?”, demande une jeune fille à qui l’on a dit qu’elles avaient la même voix. Les patrons des groupes financiers qui rachètent des maisons d’édition collectionnent des trophées sportifs et considèrent les livres comme des produits, tandis que les magasins de vêtements s’en servent pour décorer.

La nostalgie se loge dans les détails vestimentaires ultras BCBG, comme le chapeau de Claire, qui renvoient à une classe sociale bien définie : ” Plus personne ne portait de Barbour. À part Claire et son chapeau kaki contre la pluie.” On trouve quasiment la même remarque sur le loden. La nourriture suscite un regret identique. Si pour Pierre le burger constitue sa madeleine de Proust, Claire, qui déteste les plats industriels, se réfère à d’autres valeurs, à connotations luxueuses, “le Mont-Blanc de chez Angelina, les éclairs au café de chez Carette, les goûter du Tea Cady”. Mais ce qu’elle déplore le plus, c’est la disparition des véritables macarons, qu’il faut aller chercher à Dax (en fait, ce serait plutôt à Saint Jean-de-Luz, ou Nancy) :

Elle n’en pouvait plus des macarons. Il y en avait partout. Le pire des boulangers fabriquait les siens. Les couleurs les plus insensées s’étalaient en devanture. Elle regrettait les bons vieux macarons à l’ancienne, d’un brun pâle tout craquelé, durs comme des biscuits de chien.

Cette métamorphose d’un univers familier ne réussit pas toutefois à dissimuler une perte plus grave, celle des amis, qui en partageaient les codes. Mais au-delà du regret causé par ces disparitions, le roman se livre à une critique féroce des milieux de l’édition, à travers des portraits sans concession. Il se moque des prix littéraires, des académiciens, et s’attache à une analyse impitoyable du système. Les écrivains eux-mêmes ne sont pas épargnés : ” Vouloir que Mathieu lise un livre, c’était demander à une pute d’avoir un orgasme. ” Un Salon du livre en province, aux invités hétéroclites, de l’ancien rugbyman ” reconnu par les serveurs” à l’écrivain alcoolique, en passant par une académicienne, donne lieu à un chapitre aussi caustique que réjouissant.

La superficialité de ce monde est marquée par un style bref, des bribes de conversations sans profondeur et émaillés de banalités inattendues dans un milieu qui est pourtant censé incarner la vie culturelle du pays. Les préoccupations des personnages tournent autour des nourritures terrestres bien plus que des spirituelles. L’ironie cinglante de l’auteur égratigne tout ce petit monde, dont les éminents représentants, entre deux signatures de contrats, semblent passer leur temps en dîners et en voyages.
Parfois les dialogues, assez drôles deviennent, de par leur juxtaposition, quasi surréalistes. :

  • On peut visiter le Panthéon ?
  • Vous n’y êtes jamais allé ?
  • J’attendrai d’être mort.
    C’était sous un plafond bleu. Les potins rebondissaient.
  • Et cette folle de Ludivine ?
  • Elle vient de s’acheter un chien. Un dalmatien.
  • Ça ne s’arrange pas. Elle veut qu’on l’appelle Cruella ?

On pourrait taxer l’auteur de franche misogynie s’il ne se montrait pas tout aussi cruel avec les hommes, dont il traque les ridicules avec délectation. Il excelle à tracer des portraits rapides, en quelques traits, dont certains confinent à la caricature. Ainsi, celui d’un agent du fisc : “Pierre ne supportait pas ce fonctionnaire en velours milleraies trop chaud pour la saison, avec sa tonsure et ses cheveux longs qui entouraient son crâne chauve comme une jupe de vahiné”.
L’auteur n’hésite pas à user de métaphores péjoratives, un jeune homme affublé d’acné ressemble à une pizza, et les longs doigts d’une femme évoquent des orvets. Il ose même les mots d’esprit : “Odile ne faisait rien, même pas son âge “. Il emprunte à la rhétorique des procédés plus rares, comme dans cette phrase où il use volontiers du zeugma : “Il prit son manteau et son courage à deux mains”. Son ironie laisse la place parfois à un comique de répétition, comme avec cette phrase récurrente, mise dans la bouche de divers personnages du récit, célèbres ou anonymes, qui gravitent autour du couple : “vous n’imaginez pas le mal qu’on a à trouver un éditeur”.

Désabusé, sans illusions, l’auteur préfère toutefois au règlement de comptes le masque du fictionnel. L’intérêt du livre, à l’écriture rapide et incisive, réside dans la peinture d’un milieu dont le public ignore les coulisses. Roman à clés ou pure invention (Catherine Robbe-Grillet, alias Jeanne de Berg, pourrait avoir inspiré un des personnages, “une petite dame à chignon”, qui “vivait sur cette réputation sulfureuse” et que “Mathieu voyait mal en guêpière de cuir, en train de fouetter ses amants à quatre pattes”), le roman mêle probablement l’observation de l’auteur et des épisodes ou des figures imaginaires, pour se livrer à une critique sans merci de la rentrée littéraire à la française.

Marion Poirson-Dechonne
articles@marenostrum.pm

Neuhoff, Éric, “Rentrée littéraire”, Albin Michel”, “Romans français”, 05/01/2022, 1 vol. (200 p.), 19,90€

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2 Comments

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