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“Révolutionnaire et dandy”. Ce titre en forme d’oxymore, plutôt intrigant, renvoie à un personnage qui ne l’est pas moins, Eugène Vigo, dit Miguel Almereyda, un pseudonyme destiné à protéger son activité clandestine. Mais qui était Eugène Vigo, le père du célèbre cinéaste Jean Vigo, mort jeune comme lui ?
La biographie très précise et détaillée d’Anne Steiner lève le voile sur cette figure complexe, dont la destinée présente des accents très romanesques. Né à Béziers en 1883, Eugène Vigo était le fils d’Aimée Salles, une jeune fille de 19 ans issue d’un milieu d’artisans, et de Bonaventure Vigo, employé de commerce, d’une lignée de paysans solidement établie en Cerdagne. Reconnu par son père, Eugène Vigo a toutefois été rejeté par la famille de ce dernier, en raison de sa naissance hors mariage, et exclu de l’héritage paternel, à la mort prématurée de ce dernier. D’abord confié à ses grands-parents, il a ensuite rejoint sa mère, qui avait épousé Gabriel Aubès, dans l’Aveyron. C’est son beau-père qui a élevé l’enfant, quasiment illettré et déscolarisé, en lui enseignant le métier de photographe et en le faisant accéder à la culture. L’hostilité de sa mère, internée par la suite, a provoqué les premières fugues du garçon, de caractère rebelle. Mais le milieu chaleureux de la famille de son beau-père “aux convictions républicaines, anticléricales et socialistes” a orienté les choix politiques. Eugène a rédigé des chroniques pour le “Petit Méridional”, puis exercé comme photographe en province, avant de monter à Paris, où il a suivi les cours de l’université populaire, “La Coopérative des idées”, faubourg Saint Antoine. Mais la précarité et un enchaînement de circonstances malheureuses l’ont conduit à effectuer un premier séjour en prison à la Petite Roquette. Par la suite, d’autres incarcérations ont constitué la conséquence de son activisme politique, déterminé par ses convictions anarchistes.
Le livre d’Anne Steiner décrit avec force détails l’horreur du système carcéral de l’époque auquel s’est trouvé soumis le jeune Vigo, pas encore majeur, un séjour qui a sans doute contribué à renforcer son engagement. Il l’a lui-même raconté dans un numéro de “l’Assiette au beurre” paru en 1907, et signé du nom de Miguel Almereyda. Ces années d’enfance et de jeunesse portent déjà en germe les grandes lignes de la destinée d’Eugène. Les figures de Ravachol, Émile Henry et Auguste Vaillant, célèbres poseurs de bombes et menace à l’ordre bourgeois, ont contribué à nourrir son imaginaire, exacerbé par l’enfermement. Remis en liberté, dans le quartier de la Butte Montmartre, il a côtoyé des jeunes gens comme lui, poètes ou artistes, animés par un idéal révolutionnaire. Ces années de jeunesse sont ponctuées par des rencontres décisives, comme celle de Fernand Desprès, ou le poète anarchiste Laurent Tailhade, la rédaction d’articles pour “Le Libertaire”, sous le pseudonyme d’Almereyda, à présent utilisé pour l’état-civil, et la fabrication de bombes. Surveillé par la police, bien que n’étant jamais passé à l’acte, il s’est trouvé à nouveau incarcéré, en raison de ses idées libertaires, ses fréquentations, et le matériel destiné à fabriquer des bombes, dont une perquisition à son domicile avait révélé l’existence. Son arrestation et celle de ses camarades ont été dénoncées dans “l’Aurore” par un anarchiste qui signait “Libertad”.
Les souffrances endurées par ce second emprisonnement n’ont toutefois pas entamé la détermination du jeune Vigo. À sa sortie de prison, sous l’influence de son nouvel ami Francis Jourdain, journaliste au Libertaire, il a pu accéder à un nouvel univers socio-culturel. Son arrivée au journal a coïncidé avec la lutte antimilitariste, initiée par la mobilisation qu’avait suscitée l’affaire Dreyfus. Almereyda fait partie des signataires du Manifeste aux soldats. Eugène Vigo a fait preuve tout au long de son engagement, une sensibilité particulière à l’égard des marginaux, des humiliés, des pauvres, défendant les bagnards et les prostituées mais n’hésitant pas à critiquer le réformisme. Il a défini ainsi ses positions anarchistes :

Le concept anarchiste ne fut pour moi que la fixation théorique de ma naturelle indiscipline, ennemi des apostolats, je n’accomplis rien par devoir. Je ne fais de la propagande anarchiste que parce que la somme des joies qu’elle me procure est supérieure à la somme des ennuis qu’elle me crée.

Cette citation, présentée par Anne Steiner explicite parfaitement le caractère à la fois rebelle et hédoniste de Vigo, qu’elle définit aussi comme un dandy, choix qui lui a valu quelques détracteurs. Le journaliste, par la suite devenu blanquiste, a mené une vie riche en péripéties. Avec les mots comme arme principale, il a défendu ses idéaux politiques, et fait de la “Guerre sociale” le journal subversif le plus lu de l’époque. Avec “La Jeune Garde”, il s’est opposé aux Camelots du roi, les chassant du Quartier Latin. Luttes et désillusions ont ponctué cet engagement, achevé avec la création en 1913 du Bonnet Rouge, qui a écarté de lui ses vieux amis. Il est mort en prison, en 1917, sans que les raisons de ce décès soient véritablement éclaircies.
Très vivant, le livre d’Anne Steiner éclaire la figure flamboyante et méconnue d’Eugène Vigo, que la célébrité de son fils cinéaste a peut-être contribué à reléguer dans l’ombre. Elle en montre la complexité et ses contradictions, tout en dressant un tableau très érudit de la vie politique de l’époque, où s’affrontaient socialistes, anarchistes et syndicalistes révolutionnaires, avant d’être emportés dans les convulsions de la Grande Guerre. L’auteur, maître de conférences à l’université de Nanterre, est spécialiste des anarchistes et du mouvement ouvrier à la Belle Époque, qu’elle a étudié dans de précédents ouvrages, Le goût de l’émeute, Le temps des révoltes et Les En-dehors. Ce nouveau livre s’attache à la dimension humaine d’un personnage qui aurait pu inspirer un héros de roman. Il montre le rôle joué par la presse de l’époque et la fonction essentielle du journaliste en ce qui concerne la défense et la propagation des idées, de l’affaire Dreyfus à l’entrée en guerre. À travers l’étude des Archives nationales, celles de la préfecture de police, la confrontation avec des témoignages de ses contemporains, les articles publiés par Almereyda et d’autres journalistes libertaires, et enfin les documents personnels fournis par son arrière-petit-fils Nicolas Sand, dédicataire avec ses enfants de l’ouvrage, Anne Steiner s’est efforcée de faire partager sa passion pour cet étonnant personnage auquel elle a consacré son livre, en tentant d’allier un grand souci d’objectivité au partage des émotions qui l’ont traversée, alors qu’elle se plongeait dans l’intimité du sujet. Pari tenu.

Marion POIRSON-DECHONNE
articles@marenostrum.pm

Steiner, Anne, “Révolutionnaire & dandy : Vigo dit Almereyda”, l’Echappée, “Dans le feu de l’action”, 10/09/2020, 1 vol. (301 p.), 21€

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