Salah Badis, Des choses qui arrivent, P. Rey|Barzakh, 05/10/2023, 1 vol. (154 p.), 19€
Tout juste trentenaire Salah Badis a déjà marqué de son empreinte la littérature algérienne. Ce diplômé en sciences politiques de l’université d’Alger, journaliste, poète, nouvelliste, est aussi traducteur. On lui doit, entre autres, la traduction en arabe du beau roman de Joseph Andras De nos frères blessés, prix Goncourt du premier roman (Actes Sud 2016) et de Congo, récit d’Éric Vuillard (Actes Sud 2022). Cette dernière fonction apporte un éclairage à sa propre écriture, étonnamment riche et complexe à la fois “Une polyphonie” dit Lofti Nia, traducteur Des choses qui arrivent paru en octobre 2023. Un surprenant mélange d’arabe littéral, d’arabe populaire et de français. Et en feuilletant le volume, on s’étonne d’y voir comme enchâssées et toujours si esthétiques, des citations poétiques ou des extraits de sourates, conservées dans la langue d’origine. Quant au vocabulaire d’usage, auteur et éditeur ont pris soin d’insérer un lexique.
Des choses qui arrivent… Un titre emprunté à la dernière des neuf nouvelles qui constituent le recueil, et une phrase verbale qui semble connoter la banalité et un certain fatalisme.
Cette impression superficielle est vite bousculée par le choix des autres titres et la lecture elle-même. Certes, quand on pense à la ville superbe qu’est Alger, ancrée au-dessus de sa baie comme une citadelle, ce sont des flashs touristiques qui affluent, les maisons blanches, aux toits plats, une architecture en cascade où s’enchevêtrent ruelles et escaliers, les marchés bruyants et colorés et son cœur historique cerné de quartiers modernes ; mais ce serait oublier qu’Alger est d’abord une métropole de près de 4000000 d’habitants, première agglomération du Maghreb et du littoral méditerranéen, avec une démographie particulièrement dynamique. Et ce sont des banlieues que Salah Badis fait essentiellement le décor de ses textes.
Ces faits de vie, ces brèves anecdotes se déroulent sur une trame historique dramatique, tissée en filigrane. Celle qui va des années quatre-vingt à la veille du hirak en 2019 soit une quarantaine d’années tourmentées pour le peuple algérien. Elles sont marquées par la cruauté d’une guerre civile, l’assassinat du président Boudiaf en 1992, et la montée de l’islamisme “comme le Déluge des Écritures saintes” pour reprendre l’expression que répète sans cesse Monsieur Krimou, “un déluge qui efface ce qui précède et bouche l’horizon”. Et aussi par la violence du séisme du 25 mai 2003, rappelé par le titre d’une des nouvelles, et dont les traces sont encore inscrites dans le paysage “en face, sur un talus, s’étalent les ruines du tremblement de terre dont la wilaya s’est débarrassée il y a plus de dix ans.”
Les personnages se croisent, font un brin de parcours ensemble, s’éloignent… Ils cherchent un appartement, ou à gagner leur vie, à s’alcooliser pour noyer l’ennui. Ou se heurtent à l’omniprésence des forces de l’ordre, police et gendarmes toujours à cran, quadrillant villes et routes, ou se métamorphosant en redoutables “ninjas” masqués, les soirs de couvre-feu.
Les jeunes hommes ont, sans doute, beaucoup hérité de leur auteur et de son histoire personnelle. Ils sont étudiants ou journalistes, dragueurs ou amicaux, musiciens parfois, rêveurs ou pragmatiques. Leurs yeux sont avides des jolies filles affables ou fuyantes, dont ils croisent le chemin, et la tendresse s’exprime avec délicatesse… Les mères, dans leur universelle inquiétude, s’interrogent sur un retard ou une absence, et les anciens s’épanchent parfois un peu trop sur le passé, exprimant leur étonnement d’avoir franchi le siècle et survécu à tant d’épreuves. Six nouvelles sur neuf sont racontées à la première personne, ce qui accentue leur résonance autobiographique.
La pertinence des dialogues et l’emploi du présent de l’indicatif donnent vie à ces successions de faits quotidiens et de peu d’importance. Elles nous restituent si bien l’atmosphère des quartiers excentrés, des transports en commun, des appartements de cités ou celui des ciels nocturnes. Elles nous mènent parfois à la limite du fantastique avec d’improbables rencontres comme celle de Selma et la fantomatique madame Samia dans Cherche balcon désespérément ou le père revenant en loup blessé dans La lune noyée.
Partout, comme une sœur distante et jamais oubliée, la France a laissé des traces. Elle reste le lieu où on va accoucher, où on va acquérir un nouveau véhicule, l’Eldorado à portée de mer qui permet encore de croire en un avenir meilleur, celui où les vieux passent une partie de l’année, chez leurs enfants, celui d’où vient la touriste prête à photographier les ruines d’une histoire…
Au-delà de la brièveté formelle des textes, la justesse de l’observation, le réalisme des échanges, et les jolis passages de récit nous invitent à croire que derrière le nouvelliste talentueux qu’est Salah Badis pointe déjà un remarquable romancier.
Chroniqueuse : Christiane Sistac
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