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Francesco Micieli, Si les forêts nous quittent, Traduit de l’allemand (suisse) par Christian Viredaz, Hélice Hélas, 96p. 14€.

Francesco Micieli, dans Si les forêts nous quittent, nous entraîne dans une spirale temporelle où un été caniculaire se mue en un espace mental, une chambre d’écho pour sept jeunes adultes en proie à l’angoisse diffuse d’un futur incertain. Leurs rencontres quotidiennes au café “Le Watter”, refuge sous un platane majestueux, deviennent le creuset d’une quête existentielle qui s’articule autour de l’ombre grandissante du désastre écologique. Mais c’est l’arrivée énigmatique de Ginkgo, jeune femme à la beauté sauvage et à la parole incandescente, qui va transformer leur engagement flottant en une expérience intense, fragile et fugace.

Un kaléidoscope d’incertitudes : l’éclosion d’un “nous” précaire

Dès les premières pages, Micieli nous saisit par sa maîtrise du récit choral. Alfi, Selina, Marcel, Bounine, Anina, Saïd et Esther, sept voix singulières tissent une tapisserie narrative fragmentée, comme autant de résonances dissonantes d’une conscience collective à la dérive. L’écriture de Micieli est précise, ciselée, sans fioritures. Il dissèque les tourments intérieurs avec la finesse d’un scalpel, révélant la complexité des rapports aux autres, à soi-même et au monde. L’éco-anxiété, omniprésente, se mue en un leitmotiv lancinant qui ponctue les conversations, une mélodie inquiétante qui s’insinue dans les moindres interstices de leur quotidien : “Si les forêts nous quittent, alors nous sommes perdus”, répètent-ils comme pour conjurer la peur qui les étreint.
On pense à la lucidité désabusée d’un Houellebecq ou à l’acuité des descriptions d’un Carrère quand Micieli décrit l’ennui, l’apathie et le sentiment d’inutilité qui rongent ces jeunes âmes en mal de repères. “Nous ne laissons derrière nous qu’un nuage de données plein à craquer. Nous devons faire quelque chose, quelque chose d’inattendu”, lance Marcel, exprimant maladroitement l’urgence d’agir face à la virtualisation croissante de leurs existences.
Sous le platane majestueux, refuge symbolique face à la torpeur ambiante, naît le “Manifeste du Watter”, fruit de leurs débats fièvreux, de leurs lectures avides de Sartre, de Beauvoir et de Thoreau. Mais ce texte inachevé se révèle moins comme un véritable manifeste que comme un symptôme de leur propre impuissance à traduire la pensée en acte. L’espoir d’un monde meilleur, si fortement claironné dans les premières pages du récit, se fissure lentement, laissant place à un silence lourd de non-dits et de désillusions inavouées.

L'absence comme révélateur : vers la dislocation d’un “nous” impossible

La disparition soudaine de Ginkgo agit comme un choc sismique qui fait voler en éclat le frêle édifice de leur communauté. Le récit, désormais centré sur les monologues intérieurs de chaque personnage, explore avec une acuité presque chirurgicale la solitude et le doute qui les envahissent.
Elle était tombée d’un coup dans notre vie”, se souvient Selina, hantée par le souvenir incandescent de cette femme qui a bouleversé leur existence sans jamais révéler sa véritable nature. Les monologues intérieurs, ponctués de citations fragmentées, trahissent la difficulté à nommer le manque, l’absence lancinante de celle qui leur avait donné l’illusion d’un possible.
L’acte de “libération” des animaux du zoo, loin d’être un geste d’émancipation, souligne avec cruauté la déconnexion profonde qui les sépare du monde animal. “Les bêtes sur le pont, ç’aurait été un signal fort. Humains et bêtes solidaires pour la Nature”, pense naïvement Alfi, ignorant la peur viscérale que leur acte provoque chez les animaux déboussolés et désorientés face à une “liberté” imprévue et terrifiante. Francesco Micieli déconstruit avec finesse les fantasmes d’une nature idyllique, révélant la difficulté à penser une cohabitation harmonieuse entre l’homme et le vivant.

Une mélodie funèbre : entre songe et réalité

La narration, désormais fracturée par les silences, s’enfonce dans une atmosphère onirique où les nuits d’insomnie et les cauchemars troublés prennent le pas sur la réalité. Le temps, dilaté et fragmentaire, reflète la désorientation des personnages. “On se croirait dans un dessin au fusain”, répète Saïd, captivé par les ombres inquiétantes qui envahissent son champ de vision. Le paysage lui-même semble se désagréger, répondant à l’effondrement de leur univers intérieur. On pense à la puissance lyrique d’un Trakl ou aux descriptions hantées de Sebald quand Francesco Micieli dépeint ce basculement vers l’incertain. Les ruines, les ombres, les animaux errants deviennent les symboles puissants d’un monde en proie à la déliquescence.

Résister au silence : l'écho persistant d’un questionnement ouvert

L’absence de Ginkgo se mue en une présence spectrale, une question lancinante à laquelle aucun personnage ne semble capable de répondre. “La lutte continue”, phrase laconique griffonnée sur un bout de papier, devient un testament ambigu: aveu de défaite, acte de résistance symbolique, ou simple tentative de conjurer le néant grandissant?
Le récit se referme sur cette ouverture inquiétante, sans fournir de réponse définitive. Francesco Micieli, avec Si les forêts nous quittent, nous lègue un miroir fragmenté de notre propre condition humaine, nous forçant à nous confronter aux questions essentielles : que reste-t-il de l’engagement quand les certitudes s’effondrent ? Comment habiter un monde qui semble voué à la disparition ? Sommes-nous condamnés au silence ou capables, encore, d’écrire un nouveau récit du monde ?

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