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Mathilde Aycard & Pierre Vallaud, Stefan Zweig : l’impossible renoncement, Fayard, 31/08/2022, 1 vol. (442 p.), 25€

 

Nourri par les journaux et l’abondante correspondance de Stefan Zweig (1881-1942) ainsi que par ce qu’ont écrit sur lui ses interlocuteurs, le travail biographique très minutieux réalisé par Mathilde Aycard et Pierre Vallaud restitue au plus près la manière dont se sont articulés les dispositions évidentes à l’écriture d’une personnalité singulière et les évènements géopolitiques d’une période historique dramatique au cours de laquelle l’Europe a dû affronter deux guerres mondiales particulièrement meurtrières.

Deux dimensions très structurantes du cheminement de Stefan Zweig permettent d’éclairer une passion pour la littérature douloureusement confrontée aux questionnements que la guerre ne manque pas de soulever et, dans la foulée, aux positionnements que les intellectuels se sentent la responsabilité d’avoir. L’une concerne les grandes amitiés littéraires et artistiques que Zweig a cultivées avec soin et engagement : d’une part, pour se construire artistiquement et intellectuellement et, d’autre part, pour étayer ses choix sur les soubresauts de l’histoire de la première moitié du 20e siècle. L’autre a trait à la judaïté de Stefan Zweig qui a évolué, à son corps défendant, d’une composante parmi d’autres de son processus d’identification à une composante tragiquement surdéterminante.

Cultiver les grandes amitiés littéraires et artistiques

Comme le soulignent Mathilde Aycard et Pierre Vallaud, alors que Stefan Zweig n’est encore qu’un lycéen viennois, la littérature est déjà « sa grande affaire » et « il veut très probablement être un intellectuel ». Grâce à l’héritage de sa grand-mère maternelle qui lui assure une vie matérielle confortable et au soutien de son père qui, considérant que la fortune de la famille est faite et sera garantie par son fils aîné, le jeune homme a pour mission d’« apporter les reconnaissances académiques et savantes [en devenant] docteur en quelque chose ». Tout en consacrant sans grand enthousiasme une thèse au philosophe et historien français Hippolyte Taine (1828-1893), Stefan Zweig se lance en littérature, à la fois, en « voulant être lu » et en valorisant les auteurs qu’ils apprécient. Tout au long de sa vie, il va exercer sans relâche, successivement ou en parallèle, la plupart des métiers permettant de faire connaître les écrivains : traducteur, agent littéraire, anthologiste, biographe, directeur de collection, éditeur et conférencier.

Son activité de valorisation des écrivains admirés s’est toujours doublée de grandes amitiés dont les ressorts artistiques et intellectuels sont emmaillés dans des liens affectifs très forts. Scellées par l’échange régulier de lettres entrecoupé des rencontres en chair et en os, ces grandes amitiés sont typiques de l’âge d’or de l’épistolaire et du voyage formateur (profondément cosmopolite, Stefan Zweig ne cessera pas de « faire le grand tour » habituellement réservé à la jeunesse fortunée). Deux des grandes amitiés littéraires de Stefan Zweig peuvent être ici mises en exergue.
Émile Verhaeren (1855-1916) sera la première grande amitié qui en quelque sorte consacre son installation parmi ses pairs hommes de lettres. En 1902, adulant la poésie de Verhaeren, Zweig le contacte et entame avec lui une amitié fondée notamment sur le lien de filiation ; Verhaeren lui donne notamment l’occasion très formatrice « d’assister à une œuvre d’art en élaboration » (la réalisation de son buste par un sculpteur) et de pouvoir ensuite en débattre en interrogeant et en consolidant sa propre capacité de création. Hôte à plusieurs reprises du poète belge, il est particulièrement sensible à « la foi [de Martha Verhaeren] dans l’œuvre de son mari » magnifiant le binôme conjoint écrivain / conjointe secrétaire cultivée et discrète caractéristique de l’époque et qu’il constituera lui-même avec ses deux épouses successives, Friderike Winternitz et Charlotte Altmann. C’est la déclaration de la Première Guerre mondiale qui va définitivement rompre cette amitié. Stefan Zweig ne supporte pas qu’Émile Verhaeren puisse se positionner aussi délibérément contre l’Allemagne, désavouant ainsi tout ce qu’ils ont partagé sur le liant entre les peuples que sont les œuvres littéraires et artistiques.

Au printemps 1918, Zweig entreprend la biographie de Romain Rolland (1866-1944 / Prix Nobel de littérature 1913) en le sollicitant pour avoir des informations, des remarques critiques et des conseils sur sa réalisation. Débute alors entre les deux écrivains une correspondance de près de 900 lettres qui durera jusqu’en 1940. Alors qu’en 1914, Zweig « le passeur de culture [faisait] preuve d’une grande perméabilité au bellicisme ambiant et à l’amour de la mère patrie », en 1918, Rolland, grand lecteur de Bouddha, va faire de lui définitivement un pacifiste. Au fil de la correspondance et des rencontres, leur aspiration commune à une « fraternité européenne » via « la circulation des œuvres traduites » se trouve souvent déstabilisée par des évènements historiques majeurs (la révolution de 1917, la montée du nazisme et de l’antisémitisme, la crise économique mondiale des années 1930, la guerre d’Espagne et la Seconde Guerre mondiale) ; leurs points de vue respectifs sans être totalement antinomiques sont fréquemment décalés et sources de « petits désaccords ». Par exemple, si Rolland adhère d’emblée au Comité mondial contre la guerre et le fascisme fondé en 1932, Zweig s’y refuse arguant qu’il faudrait aussi « dénoncer les violences bolcheviques ». À la fin des années 1930, sans rupture officiellement prononcée leur amitié va s’étioler parallèlement à la fragilisation de la santé physique de Rolland et au statut de juif banni et pourchassé de Zweig qui aggrave ses phases d’angoisse. La relation que ce dernier va nouer avec Roger Martin du Gard (1881-1958 / Prix Nobel de littérature 1937) semble se substituer à celle avec Romain Rolland : alors que le premier est sensible aux menaces qui pèsent sur Zweig juif, le second semble plus distancié.

Être juif : de la sérénité au stigmate destructeur

Stefan Zweig a grandi dans une famille juive très soucieuse de son assimilation. Se sentant avant tout allemand, il ne perçoit pas l’antisémitisme présent à Vienne dès sen enfance et ne s’inquiète pas de l’arrivée, en 1900, à la tête de la mairie de Karl Lugger, notoirement nationaliste et antisémite, admiré par un certain Adolf Hitler. Bien que Vienne ne soit plus au faîte de la création artistique européenne, à l’instar de la jeunesse bourgeoise à laquelle il appartient, il goûte avec insouciance et bonheur aux multiples activités culturelles et festives que la ville continue d’offrir.
Entre 1916 et 1918, Zweig est sollicité à plusieurs reprises par Martin Buber 1878-1965), philosophe et militant sioniste. Mais Zweig « n’aspire pas au sionisme par universalisme et contre les nationalismes » ; d’ailleurs « c’est parce qu’il est juif et donc imprégné d’universalisme qu’il devient pacifiste ». Au lendemain de la Première Guerre mondiale, il constate qu’en Allemagne les juifs deviennent des boucs émissaires, accusés d’avoir, par leur manque d’implication, contribué à la défaite. Au moment où les juifs commencent à être désignés comme étrangers, Zweig se ressent douloureusement attaqué dans ce qu’il considère être sa double appartenance à jamais ; sa judaïté et sa germanité. C’est son amour infini de la langue allemande – la langue avec laquelle il a grandi et s’est imposé en tant qu’écrivain – qui vraisemblablement l’empêche de prendre pleinement la mesure de ce qui va produire l’holocauste. Il a partagé avec Sigmund Freud (1856-1939), l’une de ses grandes amitiés intellectuelles, cet attachement passionné à la langue allemande et aux idées universelles comme la liberté et le cosmopolitisme qu’elle permet si bien de célébrer. C’est d’ailleurs dans cette langue que, selon Zweig, Freud à mis en mots « la révolution de l’inconscient » qui a élargi les possibles de la littérature.
Malgré les attaques contre les juifs qui se multiplient en Allemagne à partir de 1933 et les sollicitations des intellectuels juifs (dont celles répétées de Klaus Mann, fils de Thomas Mann), Stefan Zweig refuse d’être ouvertement un écrivain antinazi. De sa bouche jamais ne sortira « un mot qui puisse envenimer la situation des juifs et accréditer le délire nazi ». Aussi, non engagé dans un collectif contre le nazisme, il endure seul l’interdiction d’être publié en Allemand et l’injonction perverse d’Hitler et de Goebbels faites aux écrivains juifs d’écrire en hébreu. Son impossibilité de renoncer à la langue allemande – viscéralement et vitalement sa langue – et, en conséquence, l’empêchement d’écrire qui le submerge contribuent probablement à sa décision de mettre fin à ses jours le 22 février 1942 alors qu’il est exilé à Petrópolis au Brésil ; un mois auparavant, la conférence de Wannsee « a organisé techniquement la solution finale ».

Biographie très fouillée Stefan Zweig. L’impossible renoncement témoigne avec maîtrise et justesse de la destinée tragique d’un écrivain de l’universel qui s’est totalement donné à la littérature et à ses pairs tant aimés tout en s’obstinant à rêver « une fraternité européenne » au cœur d’un désastre historique qui l’a profondément meurtri et abattu. Suscitant l’étonnement voire la désapprobation de ses contemporains, il n’a pas cessé d’être indissociablement allemand et juif.

Contributrice : Éliane le Dantec

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