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J’avais quitté Sylvain Estibal à la fin des années 1990 en compagnie de Théodore Monod – le protestant du Sahara – avec lequel il avait écrit un formidable livre d’entretiens qui m’avait alors décidé de faire quelque chose de ma vie. Le jeune journaliste qu’il était avait déjà connu la guerre en Yougoslavie et traversé plusieurs déserts. Il reporte, il écrit, il fait des longs métrages – Le Cochon de Gaza primé en 2012 par le César du meilleur Premier film – et transforme en littérature ce qu’il observe de ses yeux chafouins d’insoumis, sans mauvais jeu de mots. Bref, un auteur qui a du talent et que l’on aimerait lire et écouter plus souvent pour se changer les idées et mieux comprendre le monde qui nous entoure.

Nous sommes au Mexique, dans l’état du Guerrero, au sud-ouest du pays, dans une région montagneuse sur la route de Chilapa, non loin des destinations qui font rêver les touristes. « Rassemble vite l’argent maman, sinon ils vont me tuer… » Le message est répété plusieurs fois sur le répondeur, la fille est déjà morte pour une somme de pas grand-chose qui vaut cher là-bas. On comprendra ensuite le long chemin de calvaire de cette mère qui part sans douter une seule seconde de sa mission à la recherche du corps de sa fille, 14 ans, et surtout de la vérité – il y a une vision christique dans ce personnage. Elle a déjà tout compris mais s’accroche. Un voyage à rebours par la voix d’un narrateur qui s’exprime à la troisième personne, un style qui tient bien la route, même dans cette région de colline et de lacets montagneux.

La señora se démène dans toutes les directions, elle collecte dans son garage les ossements retrouvés des disparus, soit près de 90 000 personnes à ce jour pour l’ensemble du Mexique et pour lesquels il n’existe pas de réponses. Ce ne sont même pas des crimes non élucidés, car il n’y a pas de plaintes, pas d’existence légale pour ces âmes en souffrance, les juges ont peur, la police, les ministres. On disparaît, c’est tout. Pour la soutenir, un photographe, un ami qui a pitié tandis que l’establishment l’ignore et la méprise : « Ils nous condamnent à l’amnésie. Ils font de nos disparus des coupables ». Elle parle, elle s’accroche, elle rugit en portant le cri des égorgés.

Sylvain Estibal a parcouru pendant des années ce pays dans sa vie de journaliste. Il était en poste au Mexique, le pays l’a embrassé, presque étouffé avec sa folie et l’absurdité d’une pauvreté qui déstructure la société. L’image de ces femmes sondant les sous-bois et décharges avec des tiges de chantiers de 2 mètres de long pour trouver des corps enterrés à la va-vite par les caïds de la drogue l’a bouleversée, on le comprend. Son roman est un hommage à ces femmes et ces mères – surtout –, un moment de grâce dans un monde qui s’autodévore, des jeunes qui s’assassinent les uns les autres avec joie :

Un monde qui ne s’inspire de rien, qui ne veut rien au fond. Un monde de l’avidité et du cynisme roi, un monde de la satisfaction immédiate et de l’ostentation. La barbarie glissée dans le lit de nos renoncements et de la perte collective de sens.

dit le narrateur. 

Le roman de Sylvain Estibal est une réussite du genre, court, précis, incisif, il propose une scène de crime qui n’est pas un polar mais un vif condensé de poésie pure. Le genre n’est pas son style, il invente une écriture qui décrit sans être intrusive ni malsaine. Il est certain que vous n’irez plus au Mexique de la même manière.

Estibal, Sylvain, Terres voraces, Actes Sud, 02/02/2022, 1 vol. (167 p.), 16,80 €.

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