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L’étude du terrorisme impose d’appréhender le phénomène dans sa complexité, avec recul, méthode et rigueur. Elle implique aussi de connaître son histoire, son évolution, afin de saisir sa nature et, ainsi, mieux cerner les menaces qui en découlent. Dans son dernier ouvrage, “Une autre guerre, Histoire et nature du terrorisme”, l’historien de la guerre, John A. Lynn propose une analyse fouillée du terrorisme et de son histoire. Postulant que la “meilleure manière de nous défendre du terrorisme en tant que citoyens est de le comprendre en étudiant son histoire”, l’auteur offre au lecteur les clés essentielles pour déchiffrer les enjeux que pose cette “autre guerre”. Par-delà la simpliste dichotomie du bien et du mal qui lui est trop souvent attribuée, le terrorisme concerne des individus dont la radicalité, l’appétence pour la violence ou le désordre sont nourris par une idéologie ou un mode de pensée puisant ses racines dans l’amertume, la colère, le sentiment d’impuissance ou d’injustice. Il serait ainsi hasardeux de considérer le fait terroriste comme l’œuvre de quelques déséquilibrés. La question serait plutôt de savoir “comment des personnes dotées d’une sensibilité accrue aux souffrances et aux injustices au point de les dénoncer peuvent se tourner vers le terrorisme”.

À travers un minutieux travail d’analyse s’étalant sur deux siècles, John A. Lynn distingue trois grandes vagues (1848 – 1920 ; 1945 – 1980 et 1980 à nos jours) durant lesquelles se sont développés six degrés de terrorisme (étatique, militaire, social, criminel, radical par des groupes et radical par des individus). Chaque vague renferme des formes de terrorisme spécifiques – reflets d’une époque – basées sur des stratégies ayant elles-mêmes évolué au fil du temps (intimidation, initiation, usure et évolution). Ainsi, l’étude du terrorisme ne se limite pas à appréhender une réalité ; “il faut également étudier la perception de cette réalité”. C’est ce que se propose de faire John A. Lynn dans cet essai.

Lorsque l’on étudie le terrorisme, la principale difficulté tient au fait qu’il n’en existe pas de définition officielle. L’historien allemand Walter Laqueur se désespère d’ailleurs de la possibilité d’en voir apparaître une universelle. Afin de pouvoir cadrer le propos, John A. Lynn s’appuie ainsi sur celle proposée par le “Department of Defense Dictionary of Military and Associated Terms” américain, selon lequel il s’agit de “l’usage illégal de la violence et de la menace de violence dans le but d’installer la peur et d’assujettir des gouvernements et des sociétés”. Le philosophe français Raymond Aron, quant à lui, va plus loin en prenant en compte la dimension (dans tous les sens du terme) psychologique, facteur essentiel dans les objectifs du terrorisme : “action violente dont les effets psychologiques sont hors de proportion avec les résultats purement physiques”. La notion de proportion est essentielle, car elle ne doit pas nous faire perdre de vue la réalité de la menace terroriste. En effet, le principal risque d’une exagération de celle-ci serait la renonciation aux droits et libertés fondamentaux dans l’espoir – illusoire – de renforcer le sentiment de sécurité. Dès lors, en l’absence de définition officielle, il convient de décrire le terrorisme plutôt que le définir. Le décrire reviendrait à considérer que l’essence même du terrorisme consiste à “frapper des personnes sans défense ou non préparées à se défendre”. Comme le mentionne l’auteur, le terrorisme “veut nous manipuler en provoquant chez nous la peur et l’indignation, nous subjuguer jusqu’à faire de nous les agents involontaires de notre propre défaite”. Et d’ajouter qu’il serait “absurde d’étudier le terrorisme sans mentionner l’intention des terroristes d’exploiter le choc moral”.

L’étude historique du terrorisme se révèle par conséquent fondamentale pour ne pas céder aux émotions sciemment stimulées par les terroristes. Selon John A. Lynn, le “terrorisme radical est une création contemporaine, née pour l’essentiel de l’échec des révolutions de 1848”. Marc Sageman, ancien officier des opérations de la CIA, avance quant à lui l’idée que les origines du terrorisme radical remontent plutôt à la Révolution française, dont l’héritage est la “dichotomie entre deux formes de violence révolutionnaire : les actions de masse et le terrorisme d’État”. Le XIXe siècle a favorisé l’émergence du terrorisme, à la faveur des élans insurrectionnels et des progrès techniques et scientifiques. Le développement des bombes et armes à feu a en effet offert aux terroristes de nouvelles perspectives, avec la possibilité de faire passer leurs messages par des actions violentes.

Dans cet ouvrage particulièrement bien documenté, John A. Lynn appréhende le premier degré de terrorisme, qualifié d’étatique, à travers trois périodes de l’histoire : la Révolution française, le stalinisme et les politiques de terreur de Mao Zedong. Ce choix est dicté par des impératifs méthodologiques, tant l’histoire contemporaine regorge d’exemples. Pour ne considérer que le XXe siècle, la liste des régimes autoritaires ayant eu recours aux tactiques terroristes “donne le tournis” : l’Italie de Benito Mussolini, l’Allemagne d’Adolf Hitler, l’Espagne de Franco, la république d’Haïti de François Duvalier, le Chili d’Augusto Pinochet, l’Ouganda d’Idi Amin Dada, la Libye de Mouammar Kadhafi, l’Irak de Saddam Hussein, la Syrie de Bachar el-Assad ou le Corée du Nord de Kim Jong-un, pour n’en citer que quelques-uns. Le terrorisme étatique figure ainsi parmi les formes les plus répandues. C’est pourquoi l’auteur a fait le choix de n’en développer que trois, afin de proposer au lecteur des exemples concrets de la folie étatique.

Le terrorisme militaire s’inscrit souvent dans la continuation du terrorisme d’État. Il est possible de le résumer par le recours excessif, disproportionné à la force à l’encontre de populations, dans le but de faire infléchir la position de l’adversaire. L’auteur analyse entre autres les exactions commises par tous les protagonistes durant la Seconde Guerre mondiale, le comportement des troupes américaines pendant la guerre du Vietnam ou le “viol comme terrorisme” dans le conflit qui a frappé la Bosnie-Herzégovine dans les années 1990. Pour son développement relatif au terrorisme social, John A. Lynn s’intéresse notamment au suprémacisme blanc aux États-Unis, qui donna lieu à l’émergence de groupes radicaux d’ultra-droite et dont les moyens et les ambitions ont évolué durant la seconde moitié du XXe siècle.

Quant au terrorisme radical, il recouvre une multitude de sous-formes qui nécessitent de les appréhender par “vagues”. Défini comme une forme de violence visant à “obtenir un impact psychologique qui dépasse celui de l’attaque physique”, le terrorisme radical est “né dans un temps et un espace donnés, dans le contexte de montée en puissance des États et des armées modernes, qui limitaient des formes plus traditionnelles de résistance politique violente”. John A. Lynn situe la première vague du terrorisme radical dans la période courant de 1848 jusqu’au début des années 1920. Cette époque est marquée par la structuration des premiers mouvements radicaux. La seconde moitié du XIXe siècle voit en effet apparaître de nombreux mouvements justifiant leur radicalisme par la résistance politique violente, à l’instar de l’organisation populiste russe Narodnaïa Volia (“La Volonté du Peuple”) – responsable de l’assassinat du Tsar Alexandre II – ou des groupes anarchistes français du début du XXe siècle dont Ravachol (François Koënigstein de son vrai nom) fut l’une des figures emblématiques.

La deuxième vague du terrorisme radical, qui s’étend de la fin de la Seconde Guerre mondiale à 1980, est marquée par la prédominance de l’ethno-nationalisme. C’est pourquoi l’auteur analyse en détail deux mouvements iconiques que sont le Front de Libération Nationale (FLN) algérien et l’Irish Republican Army (IRA) irlandaise. Cette période, riche en violences, a néanmoins vu émerger, à travers le globe, d’autres mouvements violents et de toute nature. De “l’Organisation de Libération de la Palestine” (OLP) aux “Brigades Rouges italiennes” en passant par les mouvements de guérillas marxistes sud-américains comme les “Tupamaros” ou le mouvement américain de gauche radicale “Weather Underground Organization” (WUO), l’auteur démontre que certaines luttes politiques ou sociales ont parfois eu recours au terrorisme afin de faire valoir leurs causes. Ces groupes, si variés du point de vue sociologique, géographique ou idéologique, ont tous en commun la même “fureur pantoclastique” (Alessandro Orsini), et la conviction que le monde nouveau ne pourra naître que de la destruction, l’anéantissement du monde existant. En ce sens, la deuxième vague a favorisé l’émergence du terrorisme criminel – quatrième degré de terrorisme selon l’auteur – dont les cartels de la drogue sud-américains sont la parfaite illustration.

La troisième (et dernière) vague du terrorisme radical a quant à elle débuté en 1979 avec, d’une part l’invasion de l’Afghanistan par l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques (URSS), qui provoqua la révolte des moudjahidines, et d’autre part la chute du Shah d’Iran et l’arrivée au pouvoir des mollahs chiites. Les différents conflits qui ont suivi (Liban, Irak, Bosnie, Tchétchénie) furent autant de terreaux fertiles au développement des idéologies extrémistes. Cette vague a vu l’apparition et l’essor du djihadisme sunnite, dominé aujourd’hui par des groupes comme al-Qaïda ou l’État islamique, pour ne citer que les plus célèbres. Cette vague a contribué aux cinquième et sixième degrés du terrorisme que sont, d’après l’auteur, le terrorisme “radical par des groupes et radical par des individus”. Analysant aussi bien la littérature djihadiste, à l’instar des écrits du théoricien islamiste Abdallah Youssouf Azzam, père du djihad global, que les théories des spécialistes contemporains du terrorisme comme Marc Sageman, l’auteur livre une étude précise du djihadisme. Il en ressort en particulier que, outre la longue tradition des écrits islamistes sur la résistance et le djihad, “l’argent est (…) ce qui revient le plus souvent dans les raisons qui poussent les jeunes gens à rejoindre ces groupes”. Il serait donc naïf d’ignorer les “besoins matériels ou le désir de s’enrichir comme motivation des terroristes islamistes”. Pour autant, tempère Marc Sageman, ces terroristes ne sont “ni des intellectuels ni des idéologues, et encore moins des religieux érudits. La question n’est pas ce qu’ils pensent, mais ce qu’ils ressentent. Ne commettons pas l’erreur d’intellectualiser à outrance ce combat”.

L’essai de John A. Lynn, “Une autre guerre, Histoire et nature du terrorisme” est un ouvrage majeur. La plume de l’auteur, son recul méthodologique et sa connaissance approfondie de l’histoire contemporaine et des enjeux géopolitiques sous-jacents font de ce livre une œuvre qui transcende la seule étude du terrorisme. John A. Lynn invite le lecteur à s’interroger sur le fait radical, à considérer tous les points de vue, et à ne pas céder à la colère, la peur ou l’indignation. Car le terrorisme est une forme de guerre psychologique qui exploite les émotions de ceux qu’il cible. Dans cette autre guerre, le plus grand danger auquel nous sommes confrontés serait la renonciation à nos valeurs humanistes, à nos droits et libertés fondamentaux. En ce sens, l’auteur nous met en garde contre notre perception de la menace terroriste, gardant à l’esprit que le simplisme demeure le chemin le plus sûr vers les cataclysmes et les calamités.

Lynn, John A., “Une autre guerre : histoire et nature du terrorisme”, Traduit de l’anglais (États-Unis) par Antoine Bourguilleau. Passés composés |Ministère des Armées, 25/08/2021, 1 vol. (511 p.), 26€. Epub : 17,99€

Florian BENOIT
articles@marenostrum.pm

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