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Quelle belle vitalité, quelle ardeur sous la plume d’Annick Pérez !
Avec ce sixième roman qui vient de paraître aux Éditions Balzac, elle nous offre à la fois une magnifique saga familiale qui recouvre cinq générations, et un exemple de ce qu’a pu être le destin des juifs tunisiens qui choisirent l’exil, ou s’y résignèrent dans les années 1960.

Juin 1947- juin 2019. Deux bornes temporelles entre lesquelles la romancière tend ces fils invisibles et puissants de la diaspora des juifs séfarades, qui lient entre eux, par-delà les eaux de la Méditerranée, la Tunisie, Israël et la France.
Protectorat français depuis 1881, la Tunisie a subi le Régime de Vichy et même s’ils ont échappé à l’horreur de la Shoah, ses juifs, d’origine berbère, dans le pays depuis près de deux mille ans, ou jadis expulsés d’Espagne par les rois catholiques, n’ont pas échappé aux lois antisémites et corporatistes du 3 octobre 1940.
Du 19 au 23 juillet 1961 ont lieu les violents évènements autour de la base militaire de Bizerte. Et dans la Tunisie devenue indépendante le 20 mars 1956, l’hostilité grandissante, la poussée nationaliste, l’arabisation de l’enseignement, vont pousser cette minorité laborieuse et ambitieuse, à se résigner à l’émigration malgré la protection du président Bourguiba. La diaspora se répartira essentiellement entre l’État d’Israël qui leur ouvre les bras, et la France dont ils ont appris la langue sur les bancs de l’école.
L’auteure ne tente pas de généralités, son sujet est centré sur une famille, ses ramifications, son devenir.
La photographie de couverture, une brodeuse juive séfarade en costume traditionnel, nous rappelle cette parenté physique et coutumière entre tous les peuples du Maghreb et du Moyen-Orient sans distinction de langue ou de religion. Elle nous invite à comprendre que les femmes seront au cœur de l’action.
Quant au titre du livre, évoquant une nuit unique dans une ville mythique, il articule les deux grandes parties du récit romanesque,
La première, qui semble s’étirer sous un soleil intense, nous précipite dans l’intimité turbulente et chaleureuse de la famille Barenti. Autour d’Isaac, le père attentif et de Tita, la matriarche, douloureuse, aimante et intrusive, s’organisent le quotidien, les rites religieux et les mariages soigneusement négociés.
Dans “la grande maison blanche aux balustrades bleues” on parle arabe, on se nourrit de littérature française dans la Pléiade, et on admire les actrices américaines. Israël paraît loin des projets des enfants Barenti, mais on sait qu’une nation – là-bas – se construit pour accueillir un peuple dispersé.
L’avenir d’Alice, dite Fli-Flo, la si jolie benjamine, avide de connaissances et d’amour, sera déterminé par sa rencontre avec Neldo, le “Sabra” venu recruter sur la terre ancestrale des bâtisseurs pour ce nouveau pays.
Le doux souvenir d’une nuit unique à Carthage, et ses difficiles lendemains marqueront pour elle la fin de l’insouciance et le début de sa vie de femme.
Et à la jeune fille enjouée et généreuse, il va être beaucoup demandé… Mariage, inquiétudes de la maternité…

Le rythme de la seconde partie s’accélère soudain, comme subissant le vent de l’Histoire. L’exil, la pauvreté puis la réussite sociale durement acquise, les déceptions et les deuils…
Le texte témoigne d’un tel réalisme, fourmille de tant de détails, est ponctué de multiples précisions temporelles qu’on perçoit combien les situations vécues par ses personnages, ont pu l’être par Annick Pérez et ses proches, même si elle s’en défend, parlant dans une dédicace de “souvenirs inventés ».
Elle va de l’avant dans une histoire individuelle animée, parfois poignante, en nous épargnant tout pathos.
Se contentant des faits autour desquels se construit ou se déconstruit une vie, elle s’autorise de façon déconcertante une brève incursion dans le passé ou le futur d’un personnage.
Elle balance une virgule à l’endroit le plus insolite, sans choquer son lecteur le moins du monde tant le procédé paraît naturel, colle une majuscule à un nom commun qui, d’un coup envahit la phrase de sa sonorité.
Quel que soit le caractère de ses personnages, elle réussit à nous remplir d’intérêt, de tendresse pour eux, et tout particulièrement pour une lignée de femmes émouvantes.
Après bien des deuils et des renoncements, Tita, l’aïeule reposera à Paris sous l’identité d’Esther Pariente et Fli-Flo, la rayonnante, sous les cyprès d’un cimetière de Tel-Aviv.
Mais c’est Anouck, seconde fille de Fli-Flo, l’enfant délaissée pour une aînée trop fragile et plus aimée, qui saura vaincre toutes les difficultés, pour amener sa mère libre et vieillissante auprès de l’homme qu’elle a aimé jadis et qui, croyait-elle, l’avait abandonnée.
Et Anouck encore qui sera dépositaire d’un dernier signe venu du passé.
Près de trois-quarts de siècle se seront écoulés. Le monde des premières pages a laissé place à un autre univers.
Les “Printemps arabes” n’ont pas comblé les espérances, et des guerres sans fin opposent les hommes au nom de leurs religions.
Les touristes juifs logent au Hilton de Tel-Aviv et les immeubles ont remplacé les kibboutz dans le désert.
Mais quelque part plane encore, sous les étoiles de Carthage, cet instant “d’une insoutenable douceur” : l’émerveillement d’une jeune séfarade contemplant dans la nuit, sur ses genoux la tête blonde du “cheliah” (guide) sioniste qui ressemblait à Paul Newman…

Christiane SISTAC
contact@marenostrum.pm

Perez, Annick, “Une nuit à Carthage”, Balzac éditeur, “Autres rives”, 28/08/2020, 1 vol. (146 p.), 19,00€

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