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Dalibor Frioux, Vies électriques, Grasset, 03/01/2024, 1 vol. (379 p.), 23€

Avec son troisième roman, Dalibor Frioux s’attaque à deux figures méconnues de l’histoire des sciences, s’inscrivant dans une tendance littéraire qui a le vent en poupe ces dernières années et qui consiste à remettre à l’honneur des individus aux parcours remarquables mais dont les noms ont été oubliés par la postérité. Les Vies électriques qui donnent le titre à l’ouvrage sont celles de Hans Berger, neuropsychiatre allemand, inventeur de l’électroencéphalogramme au début du XXe siècle et Zénon Drohocki, un chercheur juif polonais, continuateur des travaux de Berger au Collège de France et déporté au camp d’Auschwitz en 1943. Le roman n’insiste guère sur la rencontre de ces deux hommes qui se sont brièvement croisés avant le déclenchement de la guerre. L’auteur fait plutôt le choix de présenter leurs trajectoires en parallèle, avec en fil rouge l’idée que les progrès de la science restent, quelle que soit l’époque, tributaires des vicissitudes de l’Histoire.

De la télépathie à l’électroencéphalographie

Nous l’avons dit, on doit à Hans Berger la mise au point de l’électroencéphalogramme (EEG) à la fin des années 1920. Toutefois, c’est moins la découverte en elle-même que le long cheminement vers la mesure des ondes électriques du cerveau qui constitue le cœur du roman. Dalibor Frioux retrace la vie de Berger de ses cinq ans, en train de souffler les bougies de son gâteau d’anniversaire dans la bourgeoise maison familiale où il est né, jusqu’à son suicide en 1941. L’intérêt du jeune Hans pour « l’énergie psychique » trouve son origine dans les expériences de télépathie qu’il croit réaliser avec sa grande sœur. Il veut percer le mystère de ces communications à distance avec la pétillante Pauline qui aurait rêvé de mener elle aussi une carrière scientifique, ce que sa condition de femme et l’ordre patriarcal hélas, lui interdisaient. Esprit curieux, Hans a une soif insatiable de connaissance, battant en brèche l’idée malheureusement toujours bien enracinée de nos jours d’une stricte opposition entre profils littéraires et scientifiques :

Un vrai savant doit tout étudier à la fois, s’imprégner de poésie, de romans, de théâtre, de musique, mais tout autant de l’épopée des insectes, de la peinture offerte par les galaxies et du chant des plantes. Puis en venir aux alliages de molécules, aux êtres vivants, à leurs combats, à l’histoire, c’est ainsi qu’on s’élève au savoir, qui fait fi des frontières entre disciplines pour brasser et réunir tout ce que l’homme peut connaître, comme un Homère des temps modernes.

Personnalité attachante et complexe, on suit Berger dans les longs tâtonnements de la recherche, en butte aux luttes de pouvoir entre professeurs d’université, confronté aux horreurs de la Première guerre qu’il découvre à l’arrière comme directeur de la section des maladies nerveuses de l’hôpital de Sedan et enfin dans le trouble contexte de la montée du nazisme jusqu’au déclenchement du second conflit mondial.

Une plongée dans l’horreur des camps

De la vie de Zénon Drohocki, chercheur polonais au Collège de France, arrêté et déporté avec sa femme alors qu’il cherchait à passer en Suisse en décembre 1943, l’auteur s’attachera exclusivement à l’expérience du camp, décrite minutieusement dans sa quotidienne cruauté. La vie d’avant n’existe plus, une fois franchies les clôtures électrifiées. “Tous ont cessé d’être comptables, architectes, boulangers, professeurs, ils ne sont plus que des Juifs. […] Leur métier ici est d’être juif et d’en mourir”. Auschwitz-Monovitz est le camp par lequel sont passés Primo Levi et Elie Wiesel ; Dalibor Frioux s’est inspiré de leurs témoignages pour produire un récit très documenté qui permet de revivre l’horreur de l’intérieur. On découvre surtout la complexe organisation hiérarchique qui permet à certains prisonniers de bénéficier de menus privilèges et même d’un certain pouvoir sur leurs propres camarades d’infortune. C’est le cas de Drohocki qui, avec l’accord des médecins SS va obtenir l’autorisation de travailler dans l’hôpital du camp et de développer une thérapie à base d’électrochocs. Avec ses consultations de neuropsychiatrie, il espère améliorer la condition mentale des prisonniers et attire des patients toujours plus nombreux, dont des femmes, transportées dans son cabinet depuis le camp voisin de Birkenau. Mais peut-on réellement exercer la médecine dans un tel lieu de mort où les détenus les plus faibles sont régulièrement sélectionnés et envoyés dans les chambres à gaz ? Une visite glaçante du docteur Joseph Mengele illustrera de façon saisissante le peu de cas que font les scientifiques nazis de la vie humaine…

Les deux portraits en miroir de ces Vies électriques sont aussi passionnants à lire l’un que l’autre. Avec sa plume puissante et imagée, Dalibor Frioux dépasse l’écueil du biographisme didactique pour offrir une véritable œuvre littéraire, dont le clair-obscur pointe merveilleusement les errements et les ambiguïtés des protagonistes.

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Chroniqueur : Jean-Philippe Guirado

jeanphilippeguirado@gmail.com

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