Istanbul n’est pas plus la Turquie que Paris n’est la France
Beaucoup de Français connaissent Istanbul et chérissent ce mélange improbable d’Orient et d’Occident. Mais c’est depuis la capitale, Ankara, que la Turquie est administrée par Recep Tayyip Erdogan, un « démocrate » à qui la France fait les yeux doux.
Premier ministre de 2003 à 2014, il a enchaîné aussitôt sur la présidence de la République. Mais le régime turc issu de la révolution laïque de Kemal Ata Türk, en 1923, ne laissait au Président qu’un rôle protocolaire. Cela ne suffisait pas à Erdogan, qui avait besoin d’une plus grande liberté… pour supprimer celle de ses opposants.
La question de la modification de la Constitution pour transformer la Turquie en un régime présidentiel a été posée au peuple par référendum en 2017. Erdogan espérait un raz-de-marée électoral, il a obtenu une vaguelette de 51,7% :
Contestée par les principaux partis d’opposition, qui ont dénoncé des "manipulations" à l’issue du référendum. Ces derniers fustigent notamment une mesure annoncée à la dernière minute par le Haut-Conseil électoral considérant comme valides les bulletins ne comportant pas le tampon officiel du bureau de vote dans lequel ils ont été glissés dans l’urne. [1]
Aux marches du palais… d’Erdogan
Il n’y a pas « une tant belle fille », comme dans la chanson, mais un site clandestin de l’agence turque de renseignement (MIT, mais rien à voir avec le Massachusetts Institute of Technology). Il sert de plaque tournante pour les transferts d’armes aux groupes djihadistes et de site clandestin pour la torture des personnes « d’intérêt ».[2]
Celui qui a dévoilé ces informations est Abdullah Bozkurt, chercheur au Middle East Forum, journaliste d’investigation et analyste. Il dirige le Nordic Research and Monitoring Network et préside le Stockholm Center for Freedom.
Il a suffisamment de contacts à Ankara pour connaître jusqu’aux coordonnées du Guantanamo turc : 39.92632610216299, 32.77207015662205.
C’est un rêve d’agent immobilier : à seulement 230 mètres du boulevard Anadolu et à 600 mètres de celui d’Ankara, l’accès des poids-lourds pour le transport d’armes y est aisé, et le transfert de victimes kidnappées pour y être « interrogées » est discret.
Sur Google Maps, Abdullah Bozkurt a observé des signes d’activité en 2023 : des voitures garées, un point de contrôle avec une barrière à bras élévateur installée à une trentaine de mètres de l’entrée principale, trois grandes antennes paraboliques.
L’agent immobilier, qui n’est jamais là quand les torturés hurlent à l’intérieur, vanterait certainement l’isolement et le silence qui en découle.
Quand Erdogan est passé de la résidence du Premier ministre au palais présidentiel, le chef du MIT était Hakan Fidan. Maintenant, il est ministre des Affaires étrangères et son successeur au MIT s’appelle Kemal Eskintan.
Hakan Fidan avait fait faire des travaux de modernisation en 2016, ajoutant des cellules de torture au plan d’origine. « Le site est géré par le département des opérations spéciales du MIT. Une équipe spécialisée dans les interrogatoires, connue pour employer des tactiques de torture très invasives, est affiliée à ce département.[3]« , précise Abdullah Bozkurt.
Enlèvement et torture : témoignages
Ayhan Oran a été kidnappé en novembre 2016 et détenu dans ce site. On est sans nouvelle de lui depuis. Dans une lettre écrite à sa femme le 15 août 2016, il prévenait que s’il disparaissait, ce serait l’œuvre du MIT. Sa femme a remis la lettre à la police le 16 janvier 2017, en signalant sa disparition, mais l’enquête a été court-circuitée par le MIT.
Lors d’un témoignage devant la Haute Cour pénale d’Ankara, le 26 mars 2019, un ancien espion turc, Vehbi Kürşad Akalın, a révélé que lors de sa propre détention en 2017, on lui a montré des vidéos d’Oran et de Mesut Geçer, tous deux anciens du MIT, en train d’être torturés. On l’a averti qu’il serait le prochain à subir ce sort.
D’après lui, les méthodes d’interrogatoire spéciales et illégales des services turcs ne pouvaient être appliquées que sur ordre spécifique du chef des services de renseignement, lequel exige que l’intégralité des séances de torture soit enregistrée en vidéo.
Sous la menace de la torture, Vehbi Akalın a signé sur les pointillés en bas d’aveux déjà rédigés. Il était accusé d’avoir des liens avec le mouvement Gülen, opposant au gouvernement, ce qu’il a nié, mais il a avoué avoir participé à des enlèvements et à des actes de torture.
Mehmet Eymür, lui, est un officier de renseignement à la retraite qui avait travaillé dans le contre-terrorisme au MIT. Dans une interview accordée au portail d’info turc T24, en novembre 2021, il a admis que le MIT utilisait la torture pendant les interrogatoires. Il a reconnu l’avoir lui-même pratiquée, mais : « Les méthodes [de torture] sont désormais plus sévères. Il y a eu des morts. Même un employé du MIT a disparu lors d’un interrogatoire [4]« , a-t-il expliqué, se référant probablement à Ayhan Oran. Ceux qui refusaient de participer aux tortures étaient qualifiés de traîtres et subissaient le même sort que les victimes.
Un lanceur d’alerte anonyme, X-twittant sous le pseudo de Meçhul Kayıkçı, @kayikci06, a confirmé les aveux des témoins et il a précisé que le MIT bénéficiait de la part d’Erdogan d’une immunité générale contre toute enquête criminelle, condition sine qua non d’une liberté d’action totale pour ses agents.
"Justice" n’a pas de traduction en turc Erdoganien
Les familles des « disparus » ont porté de nombreuses plaintes, des victimes ont témoigné, des hauts fonctionnaires du MIT ont avoué leurs méfaits.
Malgré cela, aucune enquête efficace du gouvernement Erdogan sur les allégations de torture n’a abouti, « faute de preuves ». Au 31 août 2023, aucune inspection n’avait été effectuée sur le bâtiment situé aux coordonnées 39.92632610216299, 32.77207015662205…
[1] www.lemonde.fr/international/article/2017/04/16/le-premier-ministre-turc-proclame-la-victoire-du-oui-au-referendum-constitutionnel_5112199_3210.html
[2] Détails révélés par deux hauts fonctionnaires du MIT, Erhan Pekçetin et Aydın Günel, appréhendés par le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) le 4 août 2017. Pekçetin supervisait les groupes ethniques et séparatistes opérant hors de Turquie. Il a témoigné avoir personnellement assisté à des tortures. Günel était DRH du MIT.
[3] www.meforum.org/64786/turkish-intelligence-black-site-for-secret-arms
[4] Ibid.
Chroniqueuse : Liliane Messika
Liliane Messika est essayiste, conférencière, traductrice. Elle a publié plus de 40 ouvrages : essais, biographies, romans.
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