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Collectif, Censure & cinéma en Italie, Christophe Triollet (dir.), LettMotif, 07/11/2023, 1 vol. (242 p.), 24,90€

La collection Darkness, publiée par les éditions Lett Motif, s’attache à l’analyse de la censure au cinéma, en choisissant des thématiques spécifiques. Après plusieurs numéros thématiques sur les genres censurés, et d’autres consacrés à des pays, ou des territoires plus vastes, comme la France et l’Orient, le huitième numéro de la revue interroge la place occupée par la censure dans le cinéma italien.

Les diverses facettes de la censure du cinéma italien

Le numéro explore un certain nombre de généralités, en faisant l’historique de la relation entre le cinéma et la censure, dans les premiers articles, “’Italie aux frontières de l’interdit, un cinéma de pulsions”, Didier Lefèvre, “Addio alla censura sui film in Italia“, Christophe Triollet, ou encore, “De la censure étatique à l’autorégulation responsable“, Nicoletta Perlo. Si certains de ces articles abordent des questions juridiques, la plupart explorent l’univers de réalisateurs plus ou moins sulfureux. Ainsi, si Fellini joue avec la censure, dans l’article que lui consacre Jean-Max Méjean, d’autres cinéastes osent la transgression, comme Silvano Agosti, analysé par Etienne Looze, Pasolini, avec Théorème, étudié par Albert Montagne, ou Salo, par Jean-Max Méjean. Lucio Fulci, avec sa comédie transgressive Obsédé malgré lui, comme le montre Lionel Grenier, Marco Ferreri, dans La Grande Bouffe, dont Cannes a célébré en 2023 le vingtième anniversaire, et le succès de scandale rappelé par Albert Montagne, mais aussi Joe D’Amato, n’ont pas hésité à s’attirer les foudres de l’Église et du monde politique.
Ainsi, à partir des années 1960, le cinéma érotique puis pornographique se sont donné pour mission de briser les tabous à l’écran, en franchissant les interdits. Le cinéma Bis a aboli les limites, pour satisfaire les désirs voyeuristes des spectateurs. Les années 1970 sont allées encore plus loin.

Une histoire de la censure en Italie

Le cinéma italien des années 1960-1970 se heurtait à plus d’un demi-siècle de censure, créée à l’instigation de l’Église, comme ce décret de 1909, signé du cardinal Respighi, interdisant aux prêtres la fréquentation des salles de cinéma, ou cet article du père Mario Barbera, intitulé “Cinéma et moralité publique”, publié en 1914 dans La Civiltà Cattolica.

Sur les 34433 œuvres cinématographiques présentées aux autorités depuis 1944, l’exposition comptabilise 274 films italiens, résume Christophe Triollet, se référant à l’exposition CineCensura, virtuelle et permanente, réalisée en 2014 à la Cineteca nazionale à l’occasion du centenaire du décret royal, confiant pour la première fois la censure cinématographique au gouvernement du Roi.

La Commission de censure se montrait intransigeante à l’époque, en faisant couper des plans jugés subversifs. La presse catholique exerçait un contrôle rigoureux. En 1934, la création du centre catholique cinématographique a permis l’édition d’un catalogue des films présentant des avis de moralité, et le pape Pie XII, en 1936, a fait le point dans l’encyclique Vigilanti cura sur la relation entre l’Église et le cinéma, soupçonné d’inciter au péché et au vice. Le contrôle de la Conférence épiscopale continue de nos jours à s’exercer. Au moment du fascisme, le pouvoir a propagé l’idéologie fasciste grâce à la propagande cinématographique, et censuré les productions non conformes à la morale officielle. Après la guerre, la censure a continué à sévir, mais l’apparition du giallo, sous l’influence de Mario Bava et Dario Argento, a introduit l’érotisme et la violence à l’écran, manifestant son opposition à la société jugée trop bourgeoise et trop conformiste. De nombreux auteurs ont suivi, Antonioni, Ferreri, Pasolini, Bertolucci, les frères Taviani, signant des œuvres où le sexe, la scatologie, l’excès de nourriture, la coprophilie ou la zoophilie apparaissaient clairement représentés. Mais ce n’est qu’en 2021 que la censure a été abolie, permettant de sortir du système de contrôle qui limitait la liberté des artistes.
L’article de Nicoletta Perlo reprend, de façon encore plus détaillée que le précédent, les grands axes de cette histoire, en mettant davantage l’accent sur sa dimension juridique, et sur les organes chargés de l’application de la loi.

Des cinéastes sulfureux

Si Fellini a subi à plusieurs reprises le couperet des censeurs, avec en particulier La Dolce Vita, la censure officielle, en raison de l’évolution des mœurs, ne s’est plus attaquée à lui depuis la fin des années 1960, d’autant que la caricature lui a souvent permis en toute impunité de transgresser les tabous. D’autres réalisateurs, en revanche, sont allés beaucoup plus loin comme Silvano Agosti, lauréat du prix du festival de Pesaro en 1967, pour Le jardin des délices. Mais le film a dû être amputé de 26 minutes, ce qui a nui gravement à sa carrière.   Rendu amer par cet échec, l’auteur s’est orienté vers des formes très radicales de cinéma, impossibles à projeter dans les circuits classiques, comme Nel piu alto dei cieli (1977), où des personnages libèrent leurs pulsions primales (agressions, viols, coprophagie et anthropophagie qui préfigurent Pasolini et Jodorowsky). Théorème, de Pasolini, “ose ériger une Trinité provocatrice et sacrilège, mélangeant le religieux, le sexe et le politique.” Le sujet polémique du film a conduit au déchaînement des censures italiennes et françaises du film, suscitant plus particulièrement la fureur des catholiques et de la presse.

Obsédé malgré lui, de Lucio Fulci, réalisateur de films de zombies, est une comédie politique, qui met en scène un personnage ressemblant physiquement à Emilio Colombo, personnalité éminente du monde politique italien et président du Conseil. Le cinéaste se moque ouvertement de la classe dirigeante. Mais le caractère populaire du film inquiète le pouvoir, menacé au début des années 1990 par l’opération Mani pulite (Mains propres). De plus, l’assassinat des juges Falcone et Borsellino a ébranlé l’opinion. Le pape Jean-Paul II a prononcé le 9 juin 1993 un discours anti-mafia. Le film victime du contexte, se voit censuré pour raisons politiques.

La Grande Bouffe, qui pourrait être un hommage à Luis Buñuel, par le bestiaire qu’il présente, l’adoration manifeste des seins, l’amour fou des statues et des objets, la dimension excrémentielle de la nourriture, ou la prostitution, a provoqué dès sa projection un énorme scandale, qu’Albert Montagne détaille dans son article, en analysant sa réception critique. Salo ou les cent vingt journées de Sodome, de Pasolini, a aussi marqué l’histoire du cinéma, notamment en raison de ses lourds démêlés judiciaires. Christophe Triollet, à la suite de Jean-Max Méjean, explore les raisons qui ont poussé à condamner le film, toujours aussi sulfureux.

L’ouvrage analyse également la place occupée par les films de cannibales et leur impact dans le cinéma italien ou les films gore de Joe D’Amato, “le pornographe de l’extrême”, en particulier la série des Black Emmanuelle et les mondo movies. Les vidéos nasties italiennes, les transformations hypocrites d’un film pornographique américain en Italie, ou encore les répercussions du film Gomorrha, entre réalité et fiction, qui montre Roberto Saviano face à la mafia napolitaine, complètent ce volume.

Plus court que le précédent, qui abordait un contexte géographique bien plus étendu, celui de la censure en Orient, le numéro consacré à l’Italie permet d’aborder le cinéma de la péninsule sous un angle novateur. La diversité des approches, historique, juridique, ou fondée sur l’analyse des films, permet d’appréhender la complexité d’une censure inféodée à l’Église ou au pouvoir politique, et d’en montrer l’évolution, avec des périodes de relâchement ou de durcissement selon les époques. Il explore aussi l’univers sombre et transgressif de certains réalisateurs mis à l’index. D’autres, au contraire, ne semblent plus aussi subversifs au bout d’un demi-siècle, montrant que la censure s’avère indissociable d’une société donnée.

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Chroniqueuse : Marion Poirson-Dechonne

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