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Collectif, La séance de cinéma : espaces, pratiques, imaginaires, Association française de recherche sur l’histoire du cinéma, 01/01/2022, 1 vol. (364 p.), 22€.

Le cinéma a beaucoup évolué depuis ses origines, mais la séance de cinéma continue à marquer les imaginaires, alors que la consommation de films passe de nos jours par divers types d’écran, et pas seulement dans les salles traditionnellement dédiées à cet effet. Qu’est-ce ce qui la constitue ? Que nous dit-elle de l’expérience cinématographique ? C’est à ces questions que s’efforce de répondre cet ouvrage collectif, co-dirigé par quatre historiennes : Manon Billaut, Emmanuelle Champomier, Marion Polirsztok, Charlotte Servel.

La salle de spectacle

Pendant longtemps, pour voir des films, il a fallu aller en salle, comme le montre la première partie de l’ouvrage, qui s’interroge en premier lieu sur l’évolution de la séance de cinéma en France au cours des années 1920, en s’efforçant de déconstruire les idées reçues. Les perfectionnements techniques, l’allongement de la durée des films et l’essor de cette industrie conduisent, au cours des années 1920, à une structuration des programmes et à la construction de salles dans les grandes villes. Le schéma qui se met en place subit des modifications à l’arrivée du parlant, puis sous l’Occupation, avant de laisser place à un autre modèle pendant les années 1970. Mais les Années folles ont été marquées par la création d’un nouveau type architectural répondant aux « besoins spatiaux d’un nouveau spectacle, d’une pratique socio-culturelle inédite », en particulier dans l’Ouest parisien, qui accueille bon nombre de ces nouveaux cinémas. L’architecture associée à l’introduction du 7e art dans les quartiers chics, loin de faire l’unanimité, oblige à inventer des architectures innovantes en les théorisant. Recherche d’un exotisme, souvent inspiré de l’Égypte ancienne, recherche de plans inédits, question du balcon, marquent ces innovations.
Un des lieux les plus iconiques reste le Vieux Colombier, où s’exerce le renouvellement théâtral et cinématographique. Il est considéré comme d’avant-garde, tant pour son architecture que ses programmations. Rêvé par Copeau, il renvoie à l’espace théâtral élisabéthain qui abolissait la séparation entre acteurs et spectateurs, et s’efforce de fidéliser son public. L’écrivain Roger Martin du Gard s’enthousiasme pour ce « projet de théâtre-communauté, de théâtre-cité, de théâtre-monde ». Espace militant, le Vieux-Colombier se veut un laboratoire des expressions nouvelles que sont le cinéma et le théâtre contemporain. De leur côté, les surréalistes s’enflamment dans leurs écrits pour les vieilles salles de cinéma populaire, et font l’apologie de l’oisiveté, qui s’exprime par la fréquentation assidue des cinémas de quartier, des salles des grands boulevards où de cinémas spécialisés, Vieux Colombier, Ursulines, Studio Diamant, etc. Enfin, le spectacle dadaïste avec la soirée du Cœur à Barbe, qui présente Le Retour à la raison, de Man Ray, œuvre commandée par Tzara, constitue un exemple assez singulier de ces manifestations d’avant-garde.

Comment on devient spectateur

La seconde partie du livre, intitulée Devenir spectateur, analyse plusieurs formes de pratique spectatorielle et de fabrication du spectateur, en proposant des exemples aussi éloignés que la Sibérie à l’époque soviétique ou la Cinémathèque française. Ainsi, la projection de films dans les “tchoums rouges”, ces structures d’éducation politique, visaient à faire des “indigènes” du grand Nord des citoyens modèles, convertis à la modernité et l’idéologie du parti au moyen du cinéma. Le but visé devait être atteint par l’idéal de la séance-miroir, censée susciter l’identification des autochtones aux images projetées, en créant un trait d’union entre eux et les autorités, même si la réalité s’avère moins idéale.
Un autre exemple s’attache à analyser les séances de cinéma, où se mêlaient la population et les soldats allemands, en Moselle pendant la Seconde Guerre mondiale. La réouverture des salles correspondait à un projet de germanisation gouvernemental, avec la projection de mélodrames, films musicaux ou opérettes viennoises, des investissements conséquents pour la création d’événements, et le désir d’une programmation unifiée pour les deux types de population. L’article fait état d’un certain nombre de témoignages à ce sujet. La cohabitation entre les habitants et l’Occupant ne se limitait pas aux salles de cinéma, mais se produisait aussi pendant les événements festifs et publics de la ville.
Un chapitre se penche sur la création d’une cinéphilie par la séance de ciné-club, marquée par la projection débat, codifiée depuis la Libération, selon une structure calquée sur l’enseignement scolaire, visant à susciter une participation active des spectateurs. Cet événement, défini comme non-commercial, bénévole et culturel, avait pour acteur central l’animateur. L’ambition consistait à recréer les conditions de la salle de cinéma ou au contraire de s’en distinguer. La question du débat, remplacé parfois par un invité de marque, manifeste une hétérogénéité des pratiques, d’une séance qui oscillait entre spectacle de divertissement et cours du soir. Pourtant, le ciné-club reste un modèle de référence, parfois copié .
Enfin, le livre s’intéresse à la création de la Cinémathèque française, qui s’attache paradoxalement à conserver les films en les projetant, ou à l’influence de Langlois en Amérique du Sud, tandis que deux autres évoquent le rôle joué par la séance de cinéma dans l’autobiographie des cinéastes ou les romans d’auteurs comme Hervé Guibert ou Tanguy Viel.

Le spectacle cinématographique

Parfois, la séance de cinéma ne se limite pas à la projection d’un film. Dès les origines, les musiciens ont joué un rôle important, en sonorisant la pellicule silencieuse. Un article s’attache à explorer cette pratique dans l’espace lyonnais. Un autre article montre comment on passait du prologue au film dans les salles américaines des années 1920, pour valoriser l’expérience du film. Il s’intéresse à sa place, à l’extérieur et l’intérieur du film, et comment s’articule le passage de la scène à l’écran, grâce à une série de procédés.
Enfin, l’ouvrage s’attache à analyser et détailler des séances spécifiques, comme Tierra de Toros de Musidora en 1924, une séance unique. L’actrice s’était essayée à la réalisation à partir de 1916, aidée par Colette à l’écriture, et la création d’une société de production à son nom. Il évoque aussi une restitution contemporaine de ce film. Autres exemples, celui de la lecture théâtralisée d’Ames de Fous, de Germaine Dulac, de Perhaps all the Dragons du collectif BERLIN, de la projection d’Exploding Plastic inevitable d’Andy Warhol, soumettant le public à un bombardement d’images de films et de diapositives en surimpression, avec des jeux de lumière et des filtres colorés, subversion warholienne de la séance de cinéma, faisant converger deux processus d’expérimentation, et fusionner performances et expérience des participants.

D’une grande richesse, La séance de cinéma permet de comprendre l’évolution des pratiques, tant sur le plan historique que sociologique, anthropologique ou artistique. La variété des approches et la diversité des modèles étudiés n’aboutit jamais à l’éparpillement, grâce à une méthodologie rigoureuse et une intelligence de la conception d’ensemble. Ce livre, dont toutes les contributions manifestent un grand souci de clarté et de précision, intéressera aussi bien les spécialistes que les curieux, soucieux de mieux connaître l’histoire du cinéma, et qui pourront aussi trouver, dans les innovations du passé, des pistes intéressantes pour valoriser aujourd’hui le cinéma en salle.

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Chroniqueuse : Marion Poirson-Dechonne

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