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« Bien des années plus tard, face au peloton d’exécution, le colonel Aureliano Buendía devait se rappeler ce lointain après-midi au cours duquel son père l’emmena faire connaissance avec la glace. » 
Gabriel García-Marquez, romancier, journaliste, militant politique (1927-2014) est né à Aracataca en Colombie, il y a de cela 96 ans. C’est l’occasion de lui rendre hommage en rebondissant sur Cent ans de solitude, l’un des romans les plus brillants du XXe siècle, qu’il faut avoir lu au moins une fois dans sa vie. Sorti en 1967, traduit dans 46 langues, il reçoit le prix Nobel de littérature en 1982.

À travers Cent ans de solitude, cette œuvre phare, Márquez a donné aux légendes latino-américaines une dimension universelle. C’est « le roman de langue espagnole le plus important depuis Don Quichotte », selon l’écrivain chilien Pablo Neruda, et « le roman favori » de l’ancien président des États-Unis, Bill Clinton, qui avait beaucoup d’estime pour Márquez et sa famille, en dépit de la mauvaise relation qui existait entre le militant colombien et les présidents américains qui avaient précédé M. Clinton.
La particularité de Cent ans de solitude réside dans le fait que c’est un ouvrage qui peut être interprété de différentes manières, qu’il ne tombera pas en désuétude et qu’il continuera d’influencer des écrivains, comme ce fut le cas pour Salman Rushdie et Orhan Pamuk. Aussi, l’on murmure que ce monument littéraire pourrait être retranscrit sur le grand écran pour la première fois. Netflix avait par ailleurs annoncé en 2019 qu’il serait adapté en série, après l’approbation des deux fils de l’écrivain, Rodrigo Garcia et Gonzalo Garcia Barcha, lesquels, enfreignant  le souhait de leur père (qui refusait de le voir adapté au cinéma), avaient annoncé qu’ils en seront les producteurs exécutifs. Ils ont même assuré que « le projet suit son cours » sans révéler davantage depuis.
Cent ans de solitude relate l’épopée tourmentée de la famille Buendía sur six générations, maudite comme les tragédies grecques, depuis la liaison consanguine entre José Arcadio Buendia et sa cousine Úrsula Iguarán. C’est aussi l’histoire de la naissance, de la grandeur et de la décadence de Macondo, petite bourgade fictive d’Amérique latine, fondée par la famille Buendía, associée à d’autres groupes de personnes venus de par le monde, apportant avec eux leur savoir, coutumes et inventions qui serviront à sa croissance et son développement. Chacun sera, de manière quasi héréditaire, destiné à la solitude la plus totale à la fin de sa vie. Le premier de la lignée, le père fondateur, José Arcadio Buendía, finira attaché à un châtaignier, et le dernier naîtra avec une queue-de-cochon et finira abandonné puis dévoré par les fourmis, pour que s’accomplissent les prophéties du gitan Melquiades, qui avait prédit dès le début ce qui devait arriver sur de vieux parchemins rédigés en sanscrit. Ils seront déchiffrés à la fin du roman par Aureliano Babilonia, le dernier des Buendía, concomitamment à leur extinction et à la suite de l’anéantissement du village par des pluies qui durèrent quatre ans, onze mois, deux jours, pour finir progressivement abandonné par ses habitants comme au début du récit.

Une œuvre fondatrice du "réalisme magique"

Entre naissance et décadence, nous parcourons une genèse mythique digne des Mille et une nuits, où la magie fantastique et la réalité historique fusionnent pour nous immerger en bloc dans l’histoire d’un village, d’un pays, d’une culture à la mesure du monde, dans un temps à la fois éternel, linéaire et cyclique. L’écrivain colombien nous livre un récit quasi biblique (Exode, Genèse, Déluge, Apocalypse) et universel sur la condition humaine (enfance, maturité, vieillesse, mort). Un monde foisonnant de magie, d’alchimie, d’inventions farfelues, de passions idylliques et érotiques souvent démesurées. Il est également question de guerres civiles, d’injustices, de discordes et d’épidémies qui assailliront certains personnages comme la peste de l’insomnie ou la peste de l’oubli…
Parmi les nombreux outils dont Márquez se sert, on reconnaît, entre autres, le mélange du passé et du présent, le leitmotiv « bien des années plus tard », les répétitions, la proximité et les accumulations arithmétiques. Il se sert de ces effets, tantôt pour faire perdre son lecteur, comme au niveau de la proximité des appellations des prénoms de génération en génération, tantôt pour mettre l’accent sur l’imagerie grotesque et excessive de certains événements, comme les 17 fils du colonel Aureliano (qu’il aura avec 17 femmes différentes), qui seront envoyés à la guerre et se feront tous fusiller, ou encore la liquidation des 4.000 grévistes de la United Fruit Company, dont les corps seront transportés par train et déversés dans la mer.
Ainsi les ingrédients de ce cocktail littéraire et culturel feront de Marquez l’un des maîtres du « réalisme magique ».

Márquez retranscrit sa propre histoire et celle de son pays

Le lecteur a dans un premier temps l’impression de lire un conte intemporel, quelquefois lourd et détaché de la réalité. Pourtant on arrive à situer ou presque les cent ans dont il est question, en reconnaissant notamment des moments clés de l’histoire de la Colombie, comme la guerre des Mille Jours qui opposa les libéraux aux conservateurs de 1899 à 1902. On reconnait aussi l’arrivée notamment du chemin de fer en Colombie en 1906 qui favorisera le développement économique mais creusera aussi les inégalités, ou encore le massacre des bananeraies qui eut lieu en 1928, soit un an après la naissance du petit Gabriel. Le 6 décembre 1928 dans la ville de Ciénaga au nord de la Colombie, un régiment de l’armée colombienne ouvrit le feu sur demande des États-Unis sur les travailleurs grévistes de la United Fruit Company, ancienne entreprise américaine fondée en 1899.

Les principaux représentants du mouvement gréviste. De gauche à droite: Pedro M. del Río, Bernardino Guerrero, Raúl Eduardo Mahecha, Nicanor Serrano et Erasmo Coronel. Guerrero et Coronel furent victimes du massacre du 6 décembre 1928.

L’écrivain colombien y dévoile aussi  des pans de sa propre histoire. La description de Macondo est notamment inspirée de la maison de ses aïeuls, remplie d’histoires surnaturelles, d’anecdotes, de récits de fantômes, d’esprits et de prophéties qui auront une forte emprise sur lui. Márquez était particulièrement attaché à son grand-père maternel Nicolás Márquez. Ce dernier, professeur et rhéteur, en sus de lui assurer une éducation de qualité, était un vétéran de la guerre de Mille ans, rangé du côté des libéraux qui verront en lui une figure héroïque. Le colonel est surtout connu pour avoir refusé de passer sous silence le massacre des bananeraies. On reconnait le grand-père du romancier dans le personnage du colonel Aureliano Buendia (l’un des fils de José Arcadio et Ursula les fondateurs), adulé par les libéraux au champ de bataille. Mais il se transforme en dictateur brutal et manque de se faire fusiller par des conservateurs. Il signera la paix Neerlandia, par laquelle la guerre prit fin, et qui durera jusqu’à la fin du roman. Finalement, las de lutter interminablement, il finit par se tirer une balle dans la poitrine, mais ne meurt pas pour autant. Il retourne s’enfermer dans son atelier pour se consacrer à la fabrication de petits poissons en or et ne sort que rarement pour les vendre.

Rabelais et Racine mêlés

Rabelaisienne dans sa forme, cette intrigue est dans le fond une véritable tragédie au sens racinien du terme. Dans Cent ans de solitude, Márquez fustige de manière grotesque la colonisation américaine, les atrocités de l’armée ainsi que les tares et maux de la société colombienne, tout comme Rabelais s’en prenait aux abus des pinces et hommes d’Église de son époque. Néanmoins, ses personnages savent dès le début qu’ils n’échapperont pas à la fatalité des prophéties, ni au poids de leur conscience. Ils auront des enfants, se multiplieront, plusieurs fois à travers des liaisons consanguines, et vivront leur vie sulfureuse et passionnelle avec ses hauts et ses bas, ses réussites et ses échecs, mais savent que tôt ou tard qu’ils succomberont. Attachés, enfermés, vidés de leur sang, enterrés vivants, dévorés, ils endureront la solitude. Même en empruntant la voie lâche du suicide, ils sont destinés à finir dans la solitude absolue.
La fameuse prolepse qui ouvre le récit donne déjà le ton et l’impression. Lui qui voit tout et sait tout nous indique à l’avance, tout en retournant dans le passé, que le colonel, alors sur le point de mourir, (qui meurt vers le milieu du roman), devait se souvenir d’un moment insignifiant (peut-être fortement symbolique) de sa vie, de son enfance en particulier: « Bien des années plus tard, face au peloton d’exécution, le colonel Aureliano Buendia devait se rappeler ce lointain après-midi au cours duquel son père l’emmena faire connaissance avec la glace. » Et de clôturer son roman par le déchiffrage du dernier bout du manuscrit du gitan, « (…) car aux lignées condamnées à cent ans de solitude, il n’était pas donné sur terre de seconde chance« .

Chroniqueur : Elie-Joe Kamel

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