Elle est à elle seule un album de souvenirs et un puits de savoir. Émilie Farès Ibrahim est, sans exagération, la grande dame du Liban. Celle qui a été pionnière partout, mais aussi celle qui a sombré dans l’oubli parce qu’elle a vécu longtemps. Très longtemps.
D’aucuns la pensaient morte alors qu’elle vivait dans le silence de son âge canonique, et même si ses cinq sens s’étaient émoussés, son regard, lui, racontait toujours mille histoires. Émilie Farès Ibrahim a vécu et survécu jusqu’à ce que son corps la lâche. Cette dame de fer révolutionnaire dans l’âme a très tôt lutté pour des causes qui lui étaient chères. Qui étaient inscrites dans son ADN. Avant-gardiste dans les gènes, elle a défendu les droits de la femme et mené des batailles sur des terrains semés d’embûches, lesquelles n’ont jamais réussi à entraver sa détermination.
Femme de lettres bilingue, elle usait de sa plume pour décrire le monde qui changeait à travers les décennies qui défilaient devant elle. Pour une femme qui a vécu les deux guerres mondiales, la guerre civile libanaise aura été celle qui l’a le plus révoltée. Les violences fratricides lui ont toujours fait horreur. Plus les années passaient, plus elle accueillait la modernité comme un nouveau-né longtemps désiré puis conçu in vitro. Rien n’étonnait cette dame qui devinait le temps bien avant qu’il survienne. Avec elle, les fossés générationnels n’existaient pas : son esprit libre et exceptionnellement intelligent s’adaptait à toutes les situations. Et puis son sens de l’écoute était admirable et souvent, lorsqu’elle devait faire face à de grands soucis, elle faisait « le vide dans sa tête », locution qu’elle utilisait pour nous apprendre à relativiser.
Émilie Farès Ibrahim est une école. Ma grande école. Celle qui m’a prodigué des enseignements depuis la maternelle et qui m’a accompagnée de son savoir et de son amour sur tous les chemins de ma vie. Je n’oublierai jamais le jour où, en 2005, on avait tenté de lui cacher la kyrielle d’assassinats perpétrés contre les hommes libres du Liban, pour éviter de la bouleverser et préserver son capital émotionnel mis à rude épreuve, comme pour toutes les personnes qui vivent plusieurs vies en une vie. Elle m’avait alors chuchoté : « Je suis au courant, mais je fais semblant de ne pas avoir regardé la télé pour ne pas vous peiner… »
Je pourrais égrener des souvenirs à l’infini, comme son cri de joie à la publication de mon premier livre : « Ma petite-fille est écrivaine comme moi, je suis si fière de toi ! » Et comme elle a placé la barre haute ce jour-là. Me comparer à elle ? C’était escalader l’Himalaya les pieds nus. Je me trouvais bien démunie face à tant de grandeur et de noblesse. Je m’étais promis de tenter d’être une petite particule d’elle. Aussi infime soit-elle, elle ne peut que m’élever, moi qui suis si admirative devant tout ce qu’elle a fait pour son pays sans recevoir en contrepartie la (grande) reconnaissance qui lui échoit. « Nul n’est prophète en son pays », mais Émilie Farès Ibrahim l’a été. Et pour la raconter, noircir des centaines de pages n’y suffirait. Je me dois alors d’abréger mon hommage, en ce 8 mars 2022, par une promesse de continuité, à ma manière et avec mes moyens. Et si je suis malheureusement handicapée par mon arabe chétif, la langue de l’amour, elle, est universelle. Comme c’est précisément cette langue-là qu’elle m’a inculquée sans relâche, c’est donc celle que j’utiliserai pour demeurer fidèle à son souvenir. Le souvenir de ma « Mamina », ma grand-mère à moi.
Zoom sur le parcours de la combattante
Née à New York en 1914, écrivaine, poétesse et féministe libanaise, elle a été la première femme à se présenter aux élections au Liban. Elle a concouru pour le siège maronite à Zahlé au Liban et, bien qu’elle n’ait pas été élue, nombreuses sont les femmes qui lui ont emboîté le pas. Elle a fondé le Conseil national de la femme et l’a présidé durant des décennies. Elle a également dirigé plusieurs comités nationaux tels que le Comité de mobilisation nationale, créé après l’occupation israélienne en 1982. Enfin, en 1992, elle a reçu l’Ordre national du Cèdre, l’une des plus hautes distinctions décernées par la République libanaise.
L’activité d’Émilie Farès Ibrahim a dépassé les limites du domaine social, s’engageant dans la politique, parce que motivée par son amour pour la justice, la réforme de la société et la nécessité pour les femmes de remplir un rôle beaucoup plus actif au sein de la société libanaise. Elle croyait en la justice sociale et s’est battue avec ardeur pour parvenir à ses fins. En d’autres termes, elle s’est battue à travers une large perspective humaine qui ne tient pas compte des frontières étroites et des barrières, qu’elles soient sectaires ou doctrinales.
Son nom a longtemps été associé à un courant politique progressiste et libéral au Liban. Et cela lui a coûté cher – comme dans la marche de tout militant honorable – surtout lors des élections législatives en 1953. À l’occasion d’une des fêtes électorales de Zahlé, au cours desquelles elle était censée s’exprimer, certains des participants l’ont attaquée en lui lançant de l’encre sur la figure, ce qui a déclenché une vague massive de condamnation dans l’assistance, et lorsqu’on lui a demandé de se laver le visage avant de monter sur scène, elle a insisté pour faire face à ses détracteurs et a commencé son discours avec ces mots : « Je combattrai le colonialisme sous toutes ses formes, de droite comme de gauche, et je ne me retirerai pas de la bataille électorale. De telles attaques immorales et hideuses ne m’affecteront pas non plus, je poursuivrai mes activités politiques et ma campagne jusqu’à la fin. »
La réaction des habitants de la ville de Zahlé ne s’est pas fait attendre. Ils ont organisé une grande manifestation, parcourant les rues de la ville, dénonçant l’incident en soutien à la candidate.
Le résultat de ces élections ne l’a pas menée au Parlement, car les conditions objectives n’étaient pas encore en place pour cela. À ce sujet, elle avait déclaré : « Je ne me suis pas présentée pour gagner, car j’étais absolument certaine que la victoire de la femme à l’époque était impossible, mais je l’ai fait conformément à mes convictions et afin d’inviter les femmes à déployer les efforts nécessaires et se battre pour leurs droits politiques… »
On peut comprendre aisément, à la lecture de ses innombrables achèvements, que lorsqu’on a Émilie Farès Ibrahim pour grand-mère, se positionner dans sa vie de femme est un défi quasi impossible à relever…
Cet article de Bélinda Ibrahim a été publié le 8 mars 2022 sur le site de notre partenaire Ici Beyrouth
Bélinda Ibrahim
Cheffe du service Culturel à Ici Beyrouth
Née à Beyrouth, journaliste indépendante, éditrice et auteure d’expression française, Bélinda Ibrahim a, à son actif, plusieurs ouvrages et collabore avec la presse libanaise francophone. Parmi ses dernières publications : Liban : Conte d’un été meurtrier (2014) ; Ces amours de papier qui prennent l’eau (2015) ; et Last Seen (2018). Elle est également peintre et photographe.
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