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Gérard Mordillat, Les Exaltés, Calmann-Lévy, 17/01/2024, 1 vol. (375 p.), 21,50

Gérard Mordillat, écrivain et cinéaste reconnu pour son engagement humaniste, nous offre avec Les Exaltés une fresque historique éblouissante sur l’Allemagne du XVIe siècle, à l’aube de la Réforme protestante. Né en 1949, cet ancien professeur de lettres a très tôt choisi de mettre sa plume et sa caméra au service des luttes sociales et politiques de son temps, comme en témoignent ses romans Vive la sociale ! et Le grand ménage, ou encore ses films coup de poing Attention danger travail et Les vivants et les morts. Mais c’est surtout avec sa série documentaire Corpus Christi, coréalisée avec Jérôme Prieur, que Mordillat s’est imposé comme un grand cinéaste de la question religieuse, interrogeant les origines et les fondements de la foi chrétienne.
Cette même exigence intellectuelle et cette curiosité insatiable pour les hommes et les idées innervaient déjà Les Exaltés, qui ausculte les soubresauts d’une époque tourmentée, où s’affrontent les croyances et les intérêts, dans un maelström de violence et de passions. Servi par une érudition remarquable et un sens aigu de la narration, l’auteur y déploie tout son talent de conteur et de penseur pour donner vie à des figures emblématiques de la Réforme, de Martin Luther à Thomas Müntzer, en passant par trois nonnes en rupture de couvent, Dotty, Ottilie et Katharina.

Un roman choral, où s'entrechoquent les destins et les idées

Le fil rouge du récit, c’est Luca Ponti, jeune apprenti du grand peintre Raphaël, mandaté par le pape Léon X pour une mission secrète : surveiller la vente des indulgences orchestrée par le dominicain Tetzel. Personnage fictif, Luca n’en est pas moins le témoin et l’acteur privilégié des événements qui vont ébranler l’Europe. À travers son regard, le lecteur découvre les coulisses de la Réforme, les jeux de pouvoir et les enjeux théologiques qui la sous-tendent.
Mais Luca est aussi un être de chair et de sang, tiraillé entre sa loyauté envers le pape et sa fascination grandissante pour les idées nouvelles portées par Luther et Müntzer. Sa rencontre avec Dotty, nonne en rupture de couvent dont il tombe éperdument amoureux, va bouleverser sa vie et ses convictions. Comme il le confie dans une de ses lettres : “Si Dieu souhaitait la mort de Dotty, je faisais la promesse de me battre jusqu’à mon dernier jour contre l’Église, la religion, la foi, ‘la fable de Jésus’ comme disait le pape.”
Par-delà son statut de témoin, Luca est aussi un artiste en devenir, habité par le pouvoir de l’image et la quête de la beauté. Ses réflexions sur l’art et la création, nourries par les enseignements de son maître Raphaël, donnent au roman une profondeur esthétique et philosophique remarquable. À travers ce personnage complexe et attachant, Mordillat interroge la place de l’artiste dans la cité, tiraillé entre son désir de transcendance et son engagement dans le monde.

Luther et Müntzer, frères ennemis de la Réforme

Au cœur du roman, deux figures titanesques se font face : Martin Luther et Thomas Müntzer. Frères dans la foi et la révolte contre les dérives du clergé, ils vont pourtant s’affronter dans un combat à mort, incarnant deux visions irréconciliables de la Réforme.
Luther, moine augustin tourmenté, veut réformer l’Église sans remettre en cause l’autorité des puissants. Soutenu par les princes, il prône la soumission à l’ordre établi, comme en témoigne cette diatribe :

L’âne veut être battu et le peuple veut être gouverné avec énergie. Lui parler du Dieu de miséricorde qui va jusqu’à se faire crucifier ne sert à rien. Aux paysans, il faut prêcher ce Dieu qui punit la terre en la frappant de la peste, de la disette et de la guerre afin qu’ils prennent peur et se fassent dociles. Le servage doit être féroce comme il existait chez les juifs. Et si cela ne suffit pas, il faudra les exterminer un à un !

À l’inverse, Müntzer, prêtre visionnaire et truculent, appelle les masses à renverser leurs oppresseurs au nom de l’Évangile : “Réjouissez-vous, amis de Dieu, les ennemis de la Croix ont le courage au fond de la culotte […] Je ferai même traduire mes écrits en maintes langues pour vous vilipender.” Gérard Mordillat restitue avec brio l’affrontement de ces deux titans, qui incarne le choc de la pensée et de l’action, de la foi et de la politique.
Mais au-delà de leur opposition, Luther et Müntzer apparaissent aussi comme les deux faces d’une même médaille, habités par une foi absolue et une volonté de réforme qui les dépasse. À travers leurs joutes verbales et leurs déchirements intimes, Mordillat explore les paradoxes et les contradictions de la nature humaine, partagée entre l’aspiration à la pureté spirituelle et la tentation du pouvoir temporel.

Dotty, Ottilie, Katharina : trois figures féminines emblématiques

Dans cette Allemagne en ébullition, les femmes jouent un rôle essentiel, incarné par trois nonnes en rupture de couvent : Dotty, Ottilie et Katharina. Dotty, dont Luca tombe éperdument amoureux, symbolise la révolte contre l’oppression des femmes par l’Église. Victime des pires sévices au couvent, elle trouve dans l’amour de Luca et l’amitié d’Ottilie la force de se reconstruire et de s’affirmer.
Ottilie, l’épouse de Müntzer, se fait quant à elle la porte-parole des humbles et des opprimés. Femme de tête et de cœur, elle n’hésite pas à prendre la parole pour fustiger l’injustice sociale et la condition féminine : “Cela ne sert à rien de réciter des prières en espérant que ça change, vous devez réfléchir et agir !”
Katharina enfin, la future femme de Luther, incarne la modération et la fidélité à l’ordre établi. Mais elle n’en est pas moins une femme de caractère, qui sait tenir tête à son époux lorsqu’il dénigre la gent féminine. Gérard Mordillat brosse le portrait nuancé et vibrant de ces trois héroïnes, qui transcendent leur condition pour s’affirmer comme des êtres libres et engagés.
À travers ces destins singuliers, l’auteur rend hommage à toutes ces femmes anonymes qui, dans l’ombre de l’Histoire, ont lutté pour leur émancipation et leur dignité. Dotty, Ottilie et Katharina incarnent ainsi la part féminine et insoumise de la Réforme, trop souvent oubliée ou minorée par l’historiographie officielle.

Une fresque historique éblouissante et crue

Les Exaltés est une plongée sans concession dans la violence des rapports sociaux et religieux qui déchirent l’Allemagne du XVIe siècle. Gérard Mordillat n’épargne au lecteur aucun détail de la cruauté et de la barbarie qui règnent en ces temps troublés. Les descriptions des supplices infligés aux paysans révoltés, des exactions commises par les seigneurs et le clergé, atteignent par moments une crudité insoutenable.
Mais cette violence n’est jamais gratuite. Elle est la manifestation paroxystique des inégalités et des injustices qui gangrènent la société féodale, comme le rappelle Müntzer : “Les seigneurs comme les curés nous accusent d’être la cause de tous les malheurs. […] Ils prêchent sans honte que les pauvres doivent se laisser écorcher et plumer par les tyrans.” En peignant sans fard la brutalité de son époque, Mordillat donne à voir les ressorts intimes d’une révolte qui embrase tout un pays.
Par-delà son aspect documentaire, cette fresque historique est aussi une méditation sur la violence inhérente à la nature humaine, sur cette part d’ombre et de fureur qui sommeille en chacun de nous. En nous confrontant à l’horreur de la guerre et de la répression, le romancier nous renvoie à notre propre barbarie, à notre propension à l’intolérance et au fanatisme, toujours prêts à ressurgir sous des formes nouvelles.

L'art, la foi et l'engagement : les ressorts intimes des personnages

Au-delà de la fresque historique, Les Exaltés est aussi un roman sur l’art, la foi et l’engagement, qui animent chacun des personnages. À travers le regard de Luca, apprenti peintre écartelé entre son amour de la beauté et son sens de la justice, Gérard Mordillat interroge la place de l’artiste dans la cité. Les réflexions de Luca sur le pouvoir de l’image, son dialogue intérieur avec les grands maîtres de la Renaissance, de Raphaël à Michel-Ange, confèrent au roman une profondeur esthétique et philosophique remarquable.
Mais c’est surtout la question de la foi qui est au cœur des Exaltés. Foi inébranlable de Luther, qui puise dans ses tourments intérieurs la force de s’opposer à l’Église. Foi visionnaire de Müntzer, qui veut faire advenir le royaume de Dieu sur terre. Foi vacillante de Luca, tiraillé entre son éducation catholique et son adhésion croissante aux idées réformistes. À travers ces parcours spirituels singuliers, l’auteur explore les méandres de la croyance et les contradictions de l’âme humaine.
Car au-delà des querelles théologiques, c’est bien le mystère de la foi qui se trouve au cœur du roman. Cette foi qui transcende les dogmes et les institutions, qui s’incarne dans l’engagement total des êtres au service de leur idéal. Qu’ils soient artistes, révolutionnaires ou mystiques, les personnages des Exaltés sont habités par une soif d’absolu qui les pousse à se dépasser, à se consumer dans un combat qui les dépasse.

Une écriture charnelle et poétique au service d'une vision du monde

La puissance des Exaltés tient aussi à la singularité de son écriture, à la fois charnelle et poétique. Mordillat excelle à rendre la matérialité des corps et des objets, la sensualité des étreintes amoureuses, la fulgurance des visions mystiques. Ses descriptions, souvent très visuelles, trahissent son œil de cinéaste, comme en témoigne ce tableau saisissant : “Le ciel était bas, gris comme une loque mouillée, le jour baissait.”
Mais cette écriture n’est pas qu’un pur exercice de style. Elle est au service d’une vision du monde humaniste et engagée, qui fait la part belle aux humbles et aux opprimés. À travers la beauté de la langue, Mordillat célèbre la puissance émancipatrice de la parole et de la pensée, seules à même de transcender la violence de l’Histoire.
Car c’est bien la force des mots qui est au cœur des Exaltés. Mots de Luther, qui ébranlent l’édifice de l’Église. Mots de Müntzer, qui embrasent le cœur des miséreux. Mots de Luca, qui disent la quête éperdue de vérité et de beauté. Mots des femmes aussi, Ottilie, Katharina, Dotty, qui affirment leur droit à l’existence et à la liberté. Par la grâce de son verbe, Gérard Mordillat rend hommage à tous ces “exaltés” de l’esprit et du cœur, qui ont fait l’Histoire à force de mots et de foi.

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Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu

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