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Damien Ribeiro, Les routes, Le Rouergue, 03/05/2023, 1 vol. (236 p.), 21,50€.

Comment assumer son héritage quand on est le produit de l’immigration portugaise et qu’on a fait le choix de l’intégration ? Le risque existe d’être pris sous une chape de béton aussi lourde qu’un secret de Fatima. Fils d’un Portugais arrivé en France lors de la dictature finissante de Salazar, Fernando Carvalho n’a pas suivi son père lorsque celui-ci a décidé de rentrer au pays pour s’y établir en tant que négociant d’engrais. Il a préféré devenir maçon et a dérogé à la loi communautaire en épousant une Française, Hélène, une petite bourgeoise en révolte fascinée par la révolution des Œillets. Pour elle, il a enduré le mépris de sa belle-famille, monté son entreprise à la force du poignet, construit de ses mains une maison selon son cœur. Ainsi a-t-il réalisé tous les rêves que les Trente Glorieuses autorisaient à la diaspora dont il était issu : “la conquête entrepreneuriale, la séduction de la femme française, l’invention de la famille apatride, la création de la villa contemporaine et chic.”
On connaît la saudade, cette rêverie mélancolique qu’induit l’éloignement d’un bonheur incertain, si magnifiquement traduite par le fado. On sait moins à quel point la culture portugaise s’enracine dans une forme particulière de mutisme. Ne laissa-t-on pas croire pendant deux ans au général Salazar lui-même qu’il était encore au pouvoir après qu’il en fut évincé ? Si les puissants taisent la réalité à un vieux tyran fatigué, qu’en est-il donc chez les humbles ? Quoique les événements politiques constituent la toile de fond de cette histoire, c’est, en effet, de petites gens qu’il s’agit ici, de leurs espoirs, de leurs conquêtes et de leurs désillusions. Le désenchantement y apparaît comme inéluctable et “l’étrange croyance qui prête au silence le pouvoir d’effacer les souffrances” comme un trait défensif au final dévastateur. Si à force de non-dits le père de Fernando est demeuré une énigme pour son fils, celui-ci en deviendra une autre pour sa propre famille et il s’apercevra à l’âge mûr qu’il en est une pour lui-même. Dès lors, dans ce récit de filiation et de ratage implacable, l’héritage culturel se révèle moins un ensemble de traditions qu’il s’agirait de défendre ou de rejeter qu’une empreinte psychologique qu’on ignore et subit.
Homme déchiré entre deux mondes, Fernando veut s’intégrer, mais refuse la naturalisation, moque ses compatriotes, mais ne supporte pas qu’on les raille. Quant à sa splendide demeure, elle est tout autant signe extérieur de réussite en France que message adressé à son père au Portugal, car il sait que la rumeur lui en colportera l’information. N’y a-t-il d’autre façon de se donner des nouvelles que d’attendre qu’elles se répandent d’elles-mêmes ? Lorsque les bouches sont cousues, c’est souvent par la nouvelle génération que le déliement arrive. En l’occurrence, c’est le petit-fils, Arthur, qui va servir malgré lui de détonateur à la contradiction intime de son père. Car Fernando nourrit pour sa progéniture une méfiance, puis une détestation où se mêlent ressentiment de classe et transfert xénophobe qui pourraient mettre mal à l’aise s’ils n’étaient dépeints avec autant d’acuité. L’enfant est trop blond, trop pâle, pas assez viril. Son prénom même, trop français, celui d’un domestique. Bref, c’est un étranger dans sa propre maison.
Le mur d’incompréhension qui peu à peu s’élève au sein du foyer rejettera Hélène du côté du garçon, derrière cette frontière invisible où Fernando se retranche, finissant par ne plus habiter que le canapé pour y dormir en fantôme. Rongé par une culpabilité sourde, par le reproche muet d’avoir trahi les siens, il ne pourra entrevoir de solution à ce conflit de fidélités que dans une nouvelle existence. Dans toute tragédie cependant, on le sait depuis Eschyle et Sophocle, l’être humain est impuissant à conjurer ce qui est écrit au départ. Car telle est sa compulsion de répétition qu’il en vient à prendre pour un ailleurs ou pour un autrement ce qui n’est que réitération du même, comme s’il empruntait des sentiers toujours identiques, tels des sillons creusés jusqu’à en faire des ornières. Fernando n’échappera pas au funeste de ce destin.

Avec ce deuxième roman, Damien Ribeiro confirme le talent dont il avait déjà fait montre dans Les Évanescents, paru en 2021. Dans une prose pleine de sensibilité, il excelle à décrire le désespoir ordinaire, l’incommunicabilité, l’impitoyable mécanique qui conduit des individus à se perdre dans les méandres de leurs vies et à se réveiller un jour sur le bas-côté du chemin. Des êtres poignants, aliénés, comme lancés sur des trajectoires étrangères, sur des routes sans issue et décolorées qui se superposent sans jamais parvenir à s’atteindre.

Chroniqueur : Philippe Ségur

Chroniqueur : Philippe Ségur

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