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Tout le monde connaît la psychanalyse par l’inconscient avec Freud, cet ouvrage – le titre original étant “Hollywood Westerns and American Myth”, Yale University, 2010 – présente la philosophie par le western avec Pippin. Pour ce philosophe américain, le western n’est pas un sous-genre ludique avec les Indiens et les Cow-boys, les Tuniques bleues et le Cheval de fer, il est un genre historique et culturel à part entière avec ses mythes fondateurs – dont la Conquête de l’Ouest – ayant forgé les hommes, tels les mythes grecs avec la pensée antique. Le western étant par essence américain, on peut aussi comprendre que tout réalisateur voulant être reconnu par ses pairs de nos jours doive tourner un western (“quid” de Tim Burton ?. Les travaux pionniers du philosophe américain Stanley Cavell sur la philosophie et le cinéma (“La projection du monde, cinéma et philosophie”, Belin, 1999 ; “Philosophie des salles obscures”, Flammarion, 2011 ; “A la recherche du bonheur, Hollywood et la comédie du remariage”, Vrin, 2017) montraient déjà que les films avaient une fonction philosophique (le philosophe français Gilles Deleuze s’était aussi intéressé au cinéma dans “L’image-mouvement” et “L’image-temps”, Minuit, 1983 et 1985). Pour Pippin, les films hollywoodiens, notamment les westerns, sont le genre préféré des Américains qui revoient aisément leur histoire, n’hésitant pas à en parler, et permettent de développer une pensée à partir d’images simples et mouvantes. La philosophie politique – forte de Hegel, Hobbes, Rousseau, Smith, Tocqueville, Turner… – est la prise de conscience de la liberté individuelle dans un État nouveau, melting-pot démocratique et économique. Mais, comme le souligne le sous-titre, “Les ambiguïtés du mythe américain”, l’idéal républicain et égalitaire est mis à mal avec les massacres indiens, les esclaves noirs et les guerres civiles et expansionnistes. Alors que la liberté est proclamée, l’habitant originel, l’Indien, est privé de ses terres et droits, déplacé ou déporté, enfermé dans des réserves. Cette philosophie pose les questions de l’utilisation organisée de la contrainte et de la violence par un groupe d’hommes pour exercer le pouvoir au nom de tous (quelle est la légitimité du pouvoir ? et du meilleur des mondes (que sont l’âme humaine et la passion politique ?) Trois films-culte, trois chapitres riches d’exemples filmiques, synthétisent les grands mythes fondateurs et la philosophie politique du savoir-vivre ensemble : “La rivière rouge” (la nature charismatique de l’autorité et des liens sociaux), “L’homme qui tua Liberty Valance” (les tensions entre les passions privées et sociales) et “La prisonnière du désert” (les sentiments de haine et de vengeance, les conflits intérieurs et les guerres).

“La rivière rouge” (Howard Hawks, 1948) pose la question du droit de gouverner et de la loi. Tom Dunson (John Wayne) recueille Matt Garth (Montgomery Clift), seul rescapé d’une attaque d’Indiens, et crée un ranch. Il a 9.000 vaches 14 ans après, mais la guerre est passée, les cours sont au plus bas, son troupeau invendable. Il doit alors traverser le pays avec ses bêtes pour les vendre au Missouri. Le cadre épique est le Far West et sa traversée du désert. Tom est Moise qui conduit son troupeau hors d’Égypte vers la Terre promise, mais sa quête n’est pas la Liberté mais l’argent. Le film commence par un paysage immense où avance un convoi de chariots. Tom se dispute avec le chef du convoi car il veut partir. Il a longtemps profité de la protection du groupe et va le quitter avant une attaque d’Indiens. Il refuse que Fen, sa fiancée, le suive, confirmant un caractère asexué et son manque de virilité. Sera-t-il un chef obéi de tous dans un empire sans femme ? Le problème de la loi se pose d’autant plus qu’il n’y a ni shérif, ni juge, ni pistolero dans le film. Paradoxalement, Tom instaure une tyrannie pour établir l’ordre et l’obéissance. L’acte fondateur de son pouvoir, librement consenti, est le contrat de chaque cow-boy qui s’engage à aller jusqu’au bout. En fouettant un de ses hommes, il s’autoproclame seule autorité et fait naître la contestation. Il traite de déserteurs les hommes qui quittent son convoi – lui qui, jeune, avait quitté un convoi en danger mais n’avait rien signé – et veut les pendre. Ses hommes, menés par Matt, se révoltent alors et le pouvoir change de mains. Pour faire court, le film est le passage de l’Ouest anarchique et sanglant à l’ordre civilisé.

“L’homme qui tua Liberty Valance” (John Ford, 1962) est l’exemple parfait du western américain créateur de mythes qui nous aident à comprendre et à définir les notions de citoyenneté (identification politique) et de mère-patrie (motherland) dans une Nation faite de nationalités de tous continents. L’État jeune et moderne crée une unité politique de tous les citoyens, les Etats-Unis étant eux-mêmes l’union suprême de tous les États. Le sénateur Randsom Stoddard (James Stewart), politicien riche et puissant, assiste avec sa femme, Hallie (Vera Miles, quelque peu abattue), à l’enterrement de Tom Doniphon (John Wayne), un inconnu. Interrogé par des journalistes sur les raisons de sa présence, il raconte comment, jeune juriste arrivé dans l’Ouest sauvage, il est volé et fouetté par un bandit, Liberty Valance (Lee Marvin), mais épaulé par Tom qui lui enseigne que la seule loi dans la région est celle des colts. L’histoire est aussi la conquête de l’amour : Tom veut épouser Hallie, mais celle-ci est attirée par Randsom, éduqué et cultivé, qui lui apprendra à lire et qu’elle épousera, n’oubliant jamais, cependant, Tom. Le film pose les questions du mythe fondateur et du héros. Est-il celui, viril et protecteur, qui tue le méchant, Randsom étant connu comme l’homme qui tua Liberty Valance dans un duel épique ? Est-il celui qui se sacrifie, qui sauve son adversaire et lui laisse le champ libre pour conquérir sa belle, qui renonce à la gloire et aux élections et tombe dans l’oubli, contrairement à Randsom et à Valance ? Randsom, qui n’a plus rien à perdre, dévoile finalement aux journalistes la vérité (il ne peut vivre dans le mensonge et libère sa conscience) qui ne sera pas publiée. On ne peut détruire une légende – même si elle repose (gît) sur un mensonge (comme le droit lui-même) – qui a construit une vie et un pays.

“La prisonnière du désert” (John Ford, 1956), assurément le western le plus emblématique et marquant (le meilleur film de Ford ?), plonge le spectateur dans le racisme et le génocide indiens, guerre civile qui n’aurait pu être gagnée sans la haine et le fort caractère du personnage interprété par John Wayne. Ethan Edwards, vétéran de la guerre de Sécession, ayant aussi combattu au Mexique, revient au pays dans le ranch de son frère Aaron qui vit avec Martha, sa femme, ses filles Lucy et Debbie et ses fils Ben et Martin (ce dernier, adopté, a du sang cherokee dans les veines). D’entrée, on voit sa haine de l’Indien et son amour – et les désirs sexuels enfouis – de Martha, amour partagé – avec des regards réciproques au vu et su de tous – mais interdit et non consommé. Alors qu’Ethan et Martin poursuivent des Comanches voleurs de bétail, les Indiens attaquent le ranch, tuent Aaron et Ben, violent et tuent Martha, enlèvent Lucie et Debbie. Rongé par la haine des Indiens et son amour illicite, Ethan part libérer ses nièces avec Martin et Brad (le fiancé de Lucie) et donne libre cours à sa férocité, tirant ainsi dans les yeux d’un Indien mort qui, aveuglé, ne pourra rejoindre le monde des esprits. Ils trouvent Lucie violée et tuée et Brad fou de douleur attaque seul les Indiens et meurt. Ethan et Martin continuent seuls leur folle poursuite longue de cinq interminables années (les 118 minutes du film y participant) à travers les États. Le titre original, “The Seachers” (“Les chercheurs”), suggère que les deux hommes consacrent leur vie à rechercher Debbie. Mais Ethan veut la retrouver non pour la sauver mais pour la tuer car pour lui une Blanche souillée, devenue squaw, mérite la mort. Que fera-t-il s’il la trouve ? “La prisonnière du désert” est un film psychologique complexe et à suspense qui interroge le spectateur. Ethan et Martin se recherchent eux-mêmes et cherchent leur place dans la communauté civile, gage de paix intérieure. L’un est un outsider, un homme violent et solitaire, un banni qui tue, l’autre est un octavon d’Indien, un sang-mêlé, qui, par le mariage avec Laurie, va fonder une famille et être intégré comme citoyen.

En conclusion, certains westerns traitent du pistolero vieillissant, de l’as de la gâchette, du shérif seul avec des villageois qui ferment les yeux et ne voient rien, du vacher, du berger, du mineur ou du petit fermier en lutte contre un grand propriétaire. C’est l’homme du passé et de l’Ouest sauvage qui s’efface devant le train et le bourgeois, la modernité et la civilisation. Comme dans “La poursuite infernale” (John Ford, 1946), la promesse d’une vie domestique paisible et rangée est un rêve et une finalité. Le sujet de la plupart des grands westerns est la fin d’un monde comme dans “Les indomptables” (Nicholas Ray, 1952). Ce livre dense, universitaire et instructif, renouvelle la vision du western. La présente note, narrative comme le texte, ne peut pleinement restituer la richesse des nombreuses séquences filmiques argumentées sous l’angle de la philosophie. Il faut lire cet ouvrage qui invite à réfléchir sur la démocratie, les rapports entre les peuples, sexes et classes sociales, les asociaux, les héros et la fondation du Nouveau Monde. Le futur ne peut être qu’optimiste car le western n’est pas mort, le cinéma de Science-Fiction engendre un New Far West avec les conquêtes de nouveaux mondes (“Outland”, Peter Hyams, 1981 ; “Aliens, le retour”, John Cameron, 1987 ; “Avatar”, John Cameron, 2009…).

Né en 1948, Robert B. Pippin est professeur de philosophie à l’université de Chicago. Auteur d’une vingtaine d’ouvrages, il est mondialement reconnu comme un penseur majeur des enjeux éthiques et politiques de la philosophie et de l’art modernes, en particulier du cinéma.

Albert MONTAGNE
articles@marenostrum.pm

Pippin, Robert B., “Philosophie politique du western : les ambiguïtés du mythe américain”, le Cerf, Passages, 04/11/2021, 1 vol. (256 p.), 24€

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