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Soixante-dix ans après sa publication, le troisième roman de Julien Gracq, porté par la mélodie rêveuse de sa prose, n’a rien perdu de sa puissance d’évocation. Un chef-d’œuvre intemporel à redécouvrir d’urgence.
Dans sa préface de l’ouvrage “La Mer, terreur et fascination” (Le Seuil, 2004), l’historien Alain Corbin rappelle que “milieu par essence hostile à la nature humaine, la mer est porteuse de phantasmes, génératrice de terreur, source d’inspiration, symbole d’infini et de toute-puissance”. Ces différents aspects coexistent et se chevauchent en permanence, semblable au mouvement perpétuel des vagues, sans que l’on ne puisse en extraire une note de tête. “Terra incognita”, à la fois porteuse de rêverie et de crainte, la mer ne se laisse jamais réduire à une seule de ses dimensions. L’un des romans qui a su le mieux restituer cet émerveillement teinté de méfiance, est sans nul doute “Le Rivage des Syrtes”, paru en 1951. Nous ne reviendrons pas ici sur le choix de son auteur, Julien Gracq (1910-2007) de refuser le prix Goncourt qui lui avait été décerné. L’ouvrage, rapidement considéré comme le chef-d’œuvre de cet écrivain aussi érudit que discret mérite d’être redécouvert pour lui-même, en faisant fi de la polémique. La fidélité de Julien Gracq à son éditeur José Corti et son refus constant d’être publié en format de poche, ont sans doute freiné la démocratisation de son œuvre auprès des nouvelles générations. Mais c’était la philosophie-même du romancier qui souhaitait que la lecture d’un livre soit un voyage exigeant, que l’on savoure page après page, coupe-papier à la main.
À l’instar du “Désert des Tartares” de Dino Buzzati, publié onze ans plus tôt, “Le Rivage des Syrtes” est un grand roman sur l’attente et l’ennui. Le jeune Aldo est envoyé en tant qu’observateur à l’Amirauté, vieille forteresse dominant le rivage éponyme. La Seigneurie d’Orsenna, patrie fictive du héros est en guerre depuis trois cents ans contre l’état du Farghestan dont les côtes se situent de l’autre côté d’une passe maritime désertée. Car l’éclat des armes a fait place depuis longtemps à une suspension tacite des hostilités. Dans ce monde à la temporalité mal définie, permettant au récit d’accéder à une vérité légendaire, la mer a perdu sa vitalité d’espace de circulation et d’échanges. C’est une mer morte, que plus personne ne songe à traverser. Les ports sont ensablés, les flottes de jadis pourrissent lentement à l’état d’épave. L’évocation des flots abandonnés, donne lieu à de très belles pages, notamment lorsque Aldo, conscient de la vacuité de la tâche de surveillance qu’on lui a assignée, laisse vagabonder ses pensées : “J’ouvrais ma fenêtre à la nuit salée : tout reposait sur cinquante lieues de rivage, le fanal du môle sur l’eau dormante brûlait aussi inutile qu’une veilleuse oubliée au fond d’une crypte”. L’écriture de Julien Gracq allie constamment le souci topographique du géographe à la mélancolie onirique du poète. À chaque chapitre, la mer des Syrtes est présente, protagoniste à part entière bien plus que simple élément de décor. Le lecteur y reconnaîtra évidemment la Méditerranée, calme et pourtant jamais à l’abri de tempêtes, à l’image des habitants de ses rivages dont l’apparente placidité peut du jour au lendemain faire place aux plus vives passions.

Gracq, Julien, “Le rivage des Syrtes”, Corti, 01/01/1991, Disponible, 1 vol. (328 p.), 21,00€.

Jean-Philippe Guirado
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