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Dans un dîner de bavards, ceux qui finissent par s’imposer sont souvent ceux qui ne parlant pas ou peu, inventent par leurs jeux de regard, leur silence tenace et profond, ce retrait altier où ils se tiennent et qu’on ne sait interroger, une autre manière de participer. Dans l’histoire des trois monothéismes, les épisodes de la révélation divine sont toujours annonciateurs de la « disparition » des femmes, de leur insondable silence. Elles quittent le cercle où les hommes dissertent, prennent les grandes décisions, légifèrent sur la terre comme au ciel, pour chercher à exister autrement. C’est cet « autrement » que Karima Berger scrute dans ce livre consacré aux femmes mythiques et légendaires qui hantent la psyché musulmane, un livre subtil, un livre rare, un livre engagé qui s’apparente très précisément à une présence par le regard, ce regard qui capte et qui délivre une parole que les bavards souvent, n’entendent pas, ne peuvent pas entendre.

La femme domine la culture coranique, mais son lieu de résidence reste la nuit. L’appartement, la pénombre, le foyer, le secret. Comme les mains négatives peintes sur les parois des grottes, les femmes sont en négatif, en creux, en silence, peintes nuitamment sur les parois de la mémoire musulmane.

Ce secret dont ces femmes seraient les gardiennes, la sourate 4 en son verset 34, en précise et en déploie le halo de mystère. « Les femmes, dit le verset, vertueuses et pieuses – sont les gardiennes du mystère de ce que Dieu garde mystérieux ». Accéder au sens véritable de ce verset, passer d’une langue à l’autre, ne va pas de soi, comme on peut l’imaginer, ici moins qu’ailleurs. Karima Berger confronte les partis pris, parfois étonnants, de générations de traducteurs qui se sont affrontés à ce verset, dont la traduction de Denise Masson, seule traduction faite par une femme validée par l’Université islamique d’El Azhar. Jean Grosjean : « Les vertueuses sont dociles, elles protègent ce qui doit l’être selon la consigne de Dieu. » André Chouraqui : « Les vertueuses adorent et gardent le mystère de ce qu’Allah garde. » Denise Masson « Les femmes vertueuses sont pieuses, elles préservent dans le secret ce que Dieu préserve. » Maurice Gloton : « Ainsi les femmes intègres se recueillent, gardiennes, devant le mystère, par ce qu’Allah garde. » Malek Chebel : « En l’absence de leurs conjoints, les femmes vertueuses sont chastes. Elles préservent ce que Dieu a considéré devoir l’être. » Salaheddine Kechrid : « Les vertueuses sont pleines de crainte pieuse et sauvegardent le dépôt (de leur mari en leur absence) par la sauvegarde de Dieu. » Albin de Kazimirski : “Les femmes vertueuses sont obéissantes et soumises ; elles conservent soigneusement pendant l’absence de leurs maris ce que Dieu leur a ordonné de préserver intact”.

Et l’auteure de s’étonner de la disparition du mot ghayb, « mystère » de plus de la moitié des traductions quand ceux de « maris », « épouses », « obéissance », « crainte », « honneur » font leur entrée fracassante et remarquée, « mots qui – littéralement – n’existent pas dans le verset original. Le mot ghayb, « absence », ne relève plus de l’ordre spirituel ou métaphysique, mais non, il s’agit de l’absence… des maris, quand ils s’absentent. Le ghayb, le mystère divin, l’inconnaissable secret de Dieu, s’est métamorphosé en ghayb… du mari. »

Il est possible de lire le livre engagé, vibrant de Karima Berger comme un long commentaire du verset 34 de la sourate 4, commentaire inspiré par ces femmes qu’elle s’est promis, il y a longtemps déjà, d’« exhumer de la poussière accumulée par le temps et ses lois, de faire tenir débout face au monde, d’éclairer de [sa] lecture féminine, femelle, féministe, au féminin. » Figures magnifiques d’un islam universel, figures connues ou inconnues, mais qui viennent sous sa plume éclairer à leur manière le texte révélé à Muhammad. Elles ont nom Hagar, Rabi’a, Marie (Maryam), Khadîdja, Fâtima Zahra, Zouleïkha, Balqîs, Kahnsâ, Aïcha, Hafsa, Asya, Shéhérazade… Et d’autres encore…

Je veux tenter ici de faire entendre leur voix et la célébrer en racontant pour chacune le secret qui lui a été confié, écrit à la façon des secrets qui ne se révèlent que d’une façon codée, voilée, parfois apparente, parfois cachée. Alors il me faut aller boire aux sources – Coran, commentaires, leçons des maîtres, poésies, paroles et vies des femmes, récits inspirés par le Livre fondateur et avant lui, par les autres Livres – toute cette substance de l’islam que je désire garder en moi vive et ardente comme un secret.

Berger, Karima, Les gardiennes du secret : les grandes figures féminines de l’imaginaire musulman, Albin Michel, “Spiritualités”, 30/03/2022, 1 vol. (283 p.), 21,90€

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