Des poèmes épiques, on retient souvent les incipit (comme on nomme les bulles papales d’après leurs premiers mots). Dans « l’Iliade », Homère en appelle à la Muse : « Déesse, chante-nous la colère d’Achille » (trad. Robert Flacelière). Dans « l’Odyssée », on demande l’histoire d’Ulysse : « C’est l’Homme aux mille tours, Muse, qu’il faut me dire, Celui qui tant erra […] / Viens, ô fille de Zeus, nous dire, à nous aussi, quelqu’un de ces exploits » (trad. Victor Bérard). Du long poème de Dante, on retient souvent un vers, mais pas le premier : « Vous qui entrez, laissez toute espérance », traduit Danièle Robert, dans la collection Babel en un volume, chez Actes Sud. Cette inscription accueille le poète au début de sa catabase, de sa descente en enfer. Le lecteur doit-il prendre pour lui la sentence, tant il est vrai que certaines très grandes œuvres impressionnent ? « Il faut laisser toutes les craintes ici ; / il faut qu’ici la lâcheté soit morte. » Quelle meilleure occasion qu’une nouvelle traduction pour lire alors « La Divine Comédie » ?
Lire une traduction, c’est lire une autre œuvre que celle laissée par son auteur. « Traduttore, traditore. » Traduire, c’est trahir. « La traduction, comme l’écriture, est une alchimie », reconnaît Danièle Robert dans sa préface. Quelle aventure pourtant de se lancer dans une nouvelle tentative pour rendre, en français, quelque chose du poème écrit au tout début du XIVE siècle, dans une langue florentine qui n’est pas encore ce qu’est devenu depuis l’italien. Entreprise impossible de la traduction pour respecter « les spécificités des deux langues » ? « J’ai voulu par-là donner à entendre quelque chose de l’autre langue à l’ombre de laquelle se situe tout traducteur […]. » Conserver le vers plutôt que la prose n’est pas le plus difficile, cela avait déjà été produit. Ici, la traductrice s’impose de rester au plus près de la rythmique propre des rimes, de la logique interne des vers, d’une œuvre habitée par la symbolique numérologique. Qu’une seule rime change, et ce sont toutes celles avec lesquelles elles sonnent qu’il faut modifier. La lecture ne semble pas plus aisée, mais elle fait du bien à l’oreille. L’obscurité vient moins de la traduction que du référentiel, du contexte social, mondain, esthétique, philosophique, spirituel de Dante, si différent du nôtre. Si la lecture des abondantes notes paraît fastidieuse, elle permet justement de lever ces obstacles, d’éclaircir le texte, d’en apprécier la richesse et la construction. « Enfin, penser que la « Divine Comédie » est une œuvre dont on peut jouir à la simple lecture est un leurre », rappelle encore Danièle Robert. Ce qui est vrai pour toute œuvre l’est davantage encore pour Dante qui voulait que le sens « ne soit pas immédiatement dévoilé mais nécessite au contraire une attention soutenue et un effort de réflexion permettant d’y accéder. » Ce poème n’était pourtant pas réservé à la seule élite. Son succès montre au contraire qu’il a rapidement circulé, qu’il s’est transmis « de bouche-à-oreille, par fragments, à toutes les couches sociales. » Nous voilà rassurés.
Poème total, poème-monde, « La Divine Comédie » rend hommage à l’épopée antique. « Es-tu bien ce Virgile et cette font / d’où coule un si grand fleuve de langage ? ». Virgile, poète romain de l’ère augustéenne, « à l’époque des dieux faux et illusoires », auteur païen de « l’Énéide ». « Tu es mon maître et tu es mon auteur, / tu es le seul de qui j’ai hérité / le style illustre qui m’a fait honneur. » Le poème donne corps à l’imaginaire de son temps, si riche, aux portes du quattrocento. Il divise en cercle l’enfer, juge ses contemporains, sauve presque dans les limbes les philosophes païens de l’enfer, y compris le musulman Averroès ; tous, sauf Épicure (lire l’excellent « Épicure aux enfers« , d’Aurélien Robert, sélectionné pour le prix essai Mare Nostrum, partagent un banquet présidé par Aristote : « Je vis là le maître des grands penseurs / parmi les savants en philosophie. // Ils l’admirent tous, tous lui font honneur […] » (chant IV). Lire Dante revient à lire une somme de l’univers mental médiéval, à moins que ce ne soit ces trois chants qui donnent forme à cet imaginaire et ce que nous en connaissons.
Si « La Divine Comédie » poétise les amours tragiques de Dante pour Béatrice, c’est bien à une initiation, une transformation à laquelle le poète nous invite dès les tout premiers chants, des profondeurs infernales jusqu’à la vision de la Trinité. La lecture chrétienne n’est, peut-être, plus ce qui nous touche le plus aujourd’hui. Et pourtant, on ne saurait repenser sans frémir à Primo Levi. Dans « Si c’est un homme », prisonnier à Auschwitz, il tente d’apprendre l’italien à un de ses amis à partir de la « Commedia ». Le souvenir d’un tercet du chant XXVI de « L’Enfer » (« Le dernier voyage d’Ulysse ») finit par lui revenir : « Réfléchissez bien sur votre naissance : / non pas pour vivre en bêtes brutes conçues / mais pour suivre vertu et connaissance. » Fragile écho d’humanité pour des damnés des camps, l’enfer sur terre plutôt que souterrain. Évidemment, Dante ne reste pas en enfer. « Mon guide et moi, par ce chemin caché / nous retournâmes dans la clarté du monde / et, n’ayant cure de nous reposer, // nous montâmes, lui premier, moi second, / tant qu’enfin les belles choses je vis, / que le ciel porte, par une percée ronde. » C’est bien toute la symbolique de l’initiation qui apparaît : de l’obscurité à la lumière, du caché au révélé. Virgile le conduit encore à travers le purgatoire mais, hérétique païen, il ne peut quitter les niveaux inférieurs. C’est Béatrice qui le conduit jusqu’aux visions du paradis. « Cette lumière en nous est si prégnante / qu’à s’en détourner pour ailleurs regarder / il est impossible que l’on consente. »
« Nous citons tous La Divine Comédie sans l’avoir lue, et souvent sans la comprendre », écrit Jean-Jacques Bedu dans sa somme sur « Les Initiés, de l’an mille à nos jours » (Robert Laffont, 2018). Immense récit allégorique, rêve éveillé d’un poète en exil, somme médiévale, ‘La Divine Comédie’ de Dante mérite bien plusieurs lectures attentives. « Il fallait donc le génie de Dante pour venir à bout d’une œuvre aussi gigantesque et universelle, (poursuit Jean-Jacques Bedu), qui est une synthèse entre le monothéisme et le paganisme, entre la philosophie et la Tradition, mais surtout un guide dans l’au-delà. » Et sans doute aussi, un guide dans la vie.
Marc DECOUDUN
articles@marenostrum.pm
Dante Alighieri, « La divine comédie », Traduction de l’italien, préface, notes et bibliographie de Danièle Robert, Actes Sud, « Babel, n° 1734|Poésie », 10/03/2021, 1 vol. (916 p.), 13,50€.
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